Après les ébats amoureux, lorsque la prostituée avoue à son client qu'elle est duchesse, le plaisir s'évapore en stupéfaction. Et lorsqu'elle lui annonce qu'elle vient de déshonorer le nom de son mari, un Grand d'Espagne, pour le punir d'avoir tué l'homme qu'elle aimait, le quidam se voit rembourser les deux heures d'ivresse pour une histoire racontée par Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889) dans La vengeance d'une femme. Qu'est-ce qu'une historienne est susceptible de tirer de cette sixième nouvelle des Diaboliques - intégralement reproduite -, censée se dérouler dans le Paris de la fin du règne de Louis-Philippe ? C'est le propos de l'essai de Judith Lyon-Caen et c'est franchement passionnant.
Dans son premier livre, La lecture et la vie : les usages du roman au temps de Balzac (Tallandier, 2006), cette spécialiste des usages sociaux de la littérature, aujourd'hui directrice d'études à l'EHESS, examinait les effets de la fiction sur une société qui la reçoit. Avec Barbey d'Aurevilly dont elle a établi l'édition des Romans en « Quarto » (Gallimard, 2013), elle veut comprendre ce que l'historienne peut tirer d'une telle source. La chose n'est pas facile, car la littérature traverse l'histoire comme un fantôme. Elle participe à la fabrication du passé au même titre que les autres arts, mais elle ne tient pas en place. Elle échappe donc à l'historienne comme à l'écrivain. Elle laisse derrière elle comme une trace, une forme décomposée du passé susceptible, qui plus est, de changer au fil du temps.
Il serait pourtant dommage de ne pas la prendre en considération pour ce qu'elle nous dit des sensibilités. Dans quelques décennies, imaginons ce qu'un historien pourra déduire des ouvrages de Michel Houellebecq sur l'état d'esprit de la France du début du XXIe siècle... Voilà pourquoi le roman avec sa puissance de dévoilement demeure un document précieux sur l'imaginaire et sur les représentations sociales.
Avec la passion de la liseuse et la prudence de la spécialiste, Judith Lyon-Caen s'aventure dans cette « expérience de lecture historienne ». Elle sait qu'en la matière ce qui se montre en surface révèle quelquefois des données plus profondes. C'est ainsi qu'elle glane quelques informations sur l'archéologie du texte. Le Paris de l'époque est aussi celui d'Eugène Sue, de Balzac et de Baudelaire. La duchesse espagnole qui finit « cariée jusqu'à l'os » à la Salpêtrière rappelle les ravages de la syphilis à l'époque où fut écrite La vengeance d'une femme (1874), période où Zola, Huysmans, Goncourt et Maupassant traitaient également de la prostitution.
« Ce livre est un livre d'histoire sur la littérature et avec la littérature. » Judith Lyon-Caen ne veut pas faire dire à la littérature ce qu'elle ne peut pas dire. Mais elle ne veut pas se priver pour autant de ce qu'elle apporte à la compréhension d'un temps. Dans ce bon usage de la littérature en histoire, il suffit de ne pas trop lire entre les lignes.
La griffe du temps : ce que l’histoire peut dire de la littérature
Gallimard
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 22 euros ; 344 p.
ISBN: 9782072826696