Kierkegaard appartient à cette catégorie de philosophes qui sont aussi des écrivains. Ses Œuvres publiées par Régis Boyer et Michel Forget, avec des notes et des traductions nouvelles, ont naturellement leur place dans la "Pléiade" aux côtés de celles de Nietzsche. Mais c’est plutôt à Pascal que l’on pense, un Pascal scandinave, puritain et austère comme le village du Festin de Babette. Chez lui, le philosophique et le théologique sont étroitement liés. Si les textes religieux et les nombreux sermons n’ont pas été retenus dans cette édition, ils y renvoient constamment. Ils sont présents en creux, comme le réceptacle d’une angoisse existentielle avec des titres comme Crainte et tremblement, Le concept d’angoisse ou La maladie mortelle. Depuis le volume publié en 1993 dans la collection "Bouquins", qui puisait dans les Œuvres complètes parues aux éditions de l’Orante - un éditeur qui ne publie quasi exclusivement que Kierkegaard -, il n’y avait pas eu un tel travail pour diffuser une pensée que l’on connaît surtout par ceux qui y ont fait référence, comme Kafka, Heidegger ou Sartre, qui l’a enrôlée dans son existentialisme.
Cette intrication entre le vécu et le théorique veut lutter contre le système, à commencer par l’Eglise officielle danoise. A la différence de Hegel et de Marx qui réfléchissent sur le cours de l’histoire, Kierkegaard se réfère aux aléas de sa propre expérience. Pour lui, l’existence n’a pas d’histoire, seul l’individu en a. Voici donc un penseur tourmenté, rongé par la mélancolie et sa rupture amoureuse, un solitaire intempestif qui sait aussi manier l’ironie socratique, mais qui ne peut se défaire de l’idée de la mort. Avec angoisse, Søren la voit venir. Elle l’emporte à 42 ans. Laurent Lemire