25 avril > Anthologie France

On célèbre un centenaire, on inaugure des musées, on rénove des mémoriaux. Soit. Il y a, aussi, ces maires de villages fantômes, qui font tondre les tranchées pour les garder visibles, et ces drapeaux qu’on hisse à date fixe sur les monuments consacrés. C’est ce qu’on appelle le devoir de mémoire. Exercice difficile, car la Grande Guerre, vue sous cet angle, a tout d’une abstraction. Se souvenir, oui, mais de quoi ? C’est bien ce problème que formule Antoine Compagnon au seuil de cette longue anthologie : sa coupable ignorance, c’est "l’histoire européenne de rejetons épargnés par le déluge, préservés de la catastrophe […] auxquels on a caché la honte de la Grande Guerre ou qui n’ont pas cherché à la connaître. Se profilant derrière chacun d’entre nous, il y a […] une veuve, un orphelin, un monument aux morts, une croix de guerre encadrée au-dessus du buffet, une gueule cassée, un gazé, un mutilé".

C’est le mérite de cette entreprise de compilation à échelle mondiale, puisqu’on croise, à côté de Jünger et d’Aragon, Faulkner, Hemingway ou Mansfield. Sous la plume des écrivains, dans leurs lettres ou leurs poèmes, est donnée à voir toute la guerre : l’assaut sexualisé et épique de Drieu la Rochelle trouve sa réponse dans les séditions italiennes racontées par Emilio Lussu, et le J’ai tué de Cendrars sa résolution amère dans l’immense cimetière où un personnage de Kipling cherche une tombe. Proust, Colette et Giono font se lever les figures d’embusqués et de paysannes qui peuplent l’arrière, tandis qu’Ezra Pound ironise sur les pouvoirs dérisoires de la poésie classique face au charnier. Des suicidés comme le Septimus de Woolf, des blessés, des nostalgiques ; surtout, des cadavres… A plonger dans cette anthologie, le lecteur se retrouve aux prises avec le conflit non comme abstraction, mais à échelle humaine et individuelle, passant du "troupeau" anonyme dont parle Giono aux situations grotesques ou tragiques qui furent le lot de tous. Et cette fois, plus question de devoir de mémoire. Ce que le temps a englouti, la littérature le garde vivant, et crie au monde sa question sans réponse : pourquoi ?

Fanny Taillandier

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