François Truffaut disait qu’il fallait "faire un film contre le précédent". Ce qui est vrai du cinéma l’est aussi de la littérature. C’est pour cela que Toutes les barques s’appellent Emma, le dernier livre de Christian Estèbe, est aussi différent de la vertigineuse stèle à une mère disparue qu’était La gardienne du château de sable (Finitude, 2012, prix Jean-Carrière). Ici, faisant fi de l’autofiction endeuillée, Estèbe nous livre une fable enlevée, presque allègre jusque dans sa noirceur. Marcel Aymé n’est jamais très loin…
Soit donc Stève, écrivain. Il aime les livres, qui le lui rendent bien, et les femmes, qui ne se montrent pas aussi reconnaissantes. Il a fui à Marseille une relation excessivement charnelle avec la dernière d’entre elles, trouvant un emploi de libraire à la Chandelle Verte, dirigée par un certain Jean Achab, qui soigne au zinc des bistrots ses angoisses existentielles. A "la Chandelle", Stève va rencontrer Sophie qui, flaubertienne, préfère qu’on l’appelle Emma, jeune lesbienne de vingt ans sa cadette, à la judaïté contrariée et aux addictions diverses et variées. Ces deux-là vont s’aimer, et Sophie-Emma attendre un enfant de Stève… L’un ira chez un psy, l’autre écrira des poésies, et la vie passera, loufoque et grave, légère comme un souvenir qui tend à disparaître.
Estèbe mène cette barque-là avec douceur et autorité. Il a l’élégance de nous laisser ignorer le caractère autobiographique de son roman (n’a-t-il pas été libraire, n’est-il pas aujourd’hui bouquiniste à Marseille ?…). Avec lui, la littérature est le lieu de la résolution des énigmes, de la réconciliation des possibles. O. M.