Le Conseil d’Etat a délivré, le 23 décembre, un intéressant cadeau de Noël sous le sapin des éditeurs, des juristes et des bibliothécaires ; autrement dit une jurisprudence importante sur le statut des collections d’oeuvres d’art et de livres ou documents anciens que détiennent les institutions culturelles.
Ces objets, qui sont bien souvent « tombés » dans le domaine public » (au sens du droit de la propriété intellectuelle), suscitent un intérêt manifeste dans le milieu de l’édition.
Rappelons avant d’évoquer les détails de cette affaire que, aux termes de l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle, « la propriété incorporelle (...) est indépendante de la propriété de l’objet matériel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code ».
Cela signifie que le propriétaire du support matériel d’une œuvre (un tableau, un tirage original, un manuscrit, etc.) ne dispose pas des droits d’exploitation sur cette œuvre, sauf s’il en est stipulé autrement dans le cadre d’un contrat conclu avec l’auteur ou ses ayants droit. Cette règle dite d’indépendance des propriétés intellectuelle et matérielle s’applique quel que soit le cas de figure dans lequel l’œuvre a été acquise : commande publique, vente aux enchères, etc.
C’est donc aux créateurs ou à ses ayants droit qu’il faut en général s’adresser quand l’œuvre n’est pas encore tombée dans le domaine public (c’est-à-dire en général jusqu’à soixante-dix ans après la mort de l’auteur).
Mais, que l’œuvre soit encore protégée ou non au titre de la propriété littéraire et artistique, il existe aussi un droit au profit du propriétaire matériel. C’est ainsi que les musées ou certains collectionneurs monnayent une sorte de « droit d’accès » à leur propriété, c’est-à-dire la faculté de prendre, sereinement et dans des conditions optimales, des photographies ; par exemple en l’absence du public dans les salles, en installant du matériel professionnel de prise de vue.
A cette occasion, les propriétaires de biens mobiliers négocient parfois en plus de ce droit d'accès un véritable droit d’auteur sur les clichés de leurs biens quand ils les ont réalisés ou fait réaliser par leurs propres photographes. Un droit à l’image ainsi qu’un droit d’auteur s’appliquent ainsi alors même que l’œuvre initiale (tableau, sculpture, etc.) appartient au « domaine public ».
Cette pratique, et les tarifs qui en découlent, est contestée par certains éditeurs.
Un exemple au musée des Beaux-Arts de Tours
En l’occurrence, une société commerciale avait demandé l’'autorisation de prendre des clichés de certaines oeuvres appartenant aux collections du musée des Beaux-Arts de la commune de Tours. Puis, elle avait saisi le maire, qui avait implicitement rejeté cette demande.
Le litige avait ensuite été porté, en vain, devant le tribunal administratif d'Orléans pour « excès de pouvoir ». En appel, la Cour administrative d'appel de Nantes avait annulé le jugement ayant donné tort à la société ainsi que la décision implicite de rejet attaquée. Puis, le Conseil d'Etat avait annulé à son tour cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la cour administrative d'appel de Nantes qui avait, cette fois, rejeté l'appel formé contre le jugement initial du tribunal administratif.
Autant dire que l’affaire revenait devant le Conseil d’Etat avec de très nombreux arguments soulevés par chaque partie. Précisons encore, afin de lever toute ambiguïté, que la décision rendue évoque tour à tour les notions de « domaine public », entendu au sens du droit administratif, et de « domaine public » qui est familier aux praticiens du droit d’auteur…
Dans leur arrêt de décembre 2016, les magistrats du Conseil d’Etat évoquent, en premier lieu, les termes de l'article L. 2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, en vigueur à la date de la décision implicite du maire : « Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique, notamment : /(...) 8° Les collections des musées (...) ».
Autorisation préalable
Ils rappellent leur précédente décision de 2012, selon laquelle « la prise de vues d'oeuvres appartenant aux collections d'un musée public, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d'obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l'article L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques ».
Une telle autorisation peut être délivrée dès lors qu'en vertu de l'article L. 2121-1 de ce code, cette activité demeure compatible avec l'affectation des ouvres au service public culturel et avec leur conservation. Il est toutefois loisible à la collectivité publique affectataire d'ouvres relevant de la catégorie des biens mentionnés au 8° de l'article L. 2112-1 du même code, dans le respect du principe d'égalité et sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, de ne pas autoriser un usage privatif de ce domaine public mobilier.
Contrôle sur la diffusion et la reproduction
Les juges soulignent, dans l’arrêt de 2016, « que les motifs avancés par la commune pour justifier la décision implicite de refus opposée, en l'espèce, à la société requérante étaient tirés de ce qu'elle entendait conserver un contrôle sur les conditions dans lesquelles sont établies et diffusées des reproductions photographiques des œuvres exposées dans le musée et de ce qu'une diffusion excessive de telles reproductions pourrait préjudicier à l'attractivité de ce musée et nuire à sa fréquentation par le public ». Ils considèrent que « de tels motifs, qui se rapportent à l'intérêt du domaine public et de son affectation, étaient de nature à fonder légalement cette décision ».
La question du traitement réservé parfois à un éditeur plutôt qu’à un autre, ou encore à un photographe plutôt qu’à un autre, est aussi débattue : « le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que l'autorité administrative règle de façon différente des situations différentes, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la décision qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier. »
A motifs différents, règles différentes
Ils précisent que « les photographes professionnels sollicitant une telle autorisation pour réaliser des clichés des œuvres à des fins de commercialisation pour leur propre compte des reproductions obtenues ne sont pas placés dans la même situation que les photographes auxquels l'autorité domaniale délivre une telle autorisation afin qu'ils réalisent, à sa demande et pour ses propres besoins, des photographies des ouvres du musée, sans qu'ait à cet égard d'incidence la circonstance que l'autorisation délivrée à cette seconde catégorie de photographes pourrait avoir, le cas échéant, indirectement pour effet de leur permettre de commercialiser pour leur propre compte les reproductions réalisées. »
De plus, « il n'était pas établi que la commune de Tours aurait accordé récemment à d'autres photographes, se trouvant dans une situation analogue à celle de la société requérante, l'autorisation qu'elle lui avait refusée, la cour n'a pas dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis ».
Le Conseil d’Etat fait aussi la leçon à la société demanderesse, car « la décision implicite dont elle demandait l'annulation trouvait son fondement, non dans les dispositions du règlement intérieur du musée, mais dans les règles découlant des dispositions du code général de la propriété des personnes publiques ».
Exploitation ni libre ni gratuite
Est évacué encore le point de savoir « si la prise des clichés ne nécessitait pas de déplacer les œuvres », car la justice n’était pas saisi originellement de cet argument. Il va sans dire qu’il s’agit là d’un sujet qui sera peut-être un jour abordé vraiment en justice, à l’heure où les musées et établissements culturels sont incités à ouvrir sept jours sur sept.
La société s’insurgeait enfin de cette forme de « censure » sur des œuvres tombées dans le domaine public (entendu, donc, ici, comme n’étant plus protégées par le droit d’auteur). Les magistrats lui rétorquent fermement : « les dispositions de l'article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle, qui prévoient qu'à l'expiration des soixante-dix années suivant l'année civile du décès de l'auteur d'une ouvre, il n'existe plus, au profit de ses ayants droit, de droit exclusif d'exploiter cette ouvre, n'ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l'application à des œuvres relevant du 8° de l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d'une autorisation devant être regardée comme tendant à l'utilisation privative de ce domaine public mobilier. » Ils en concluent que « l'exploitation de ces œuvres » n’est pas pour autant « libre et gratuite ».
La société perd donc ce long combat judiciaire, qui peut toutefois inspirer de légitimes réflexions sur l’appropriation des œuvres du domaine public (aux deux sens du terme !), la conception du service public… comme sur les récriminations populistes au service du libéralisme économique.