15 février > Essai France > Jean Monnier

Et si Elizabeth Craig était l’une des clés du mystère Céline ? C’est ce que pense Jean Monnier. La maîtresse américaine du docteur Destouches lui aurait permis de devenir Céline et son départ après huit ans de vie commune n’aurait fait que renforcer en lui l’antisémite. Son récit s’apparente à un roman, mais ce n’en est pas un. Sans notes, Elizabeth se raconte à la première personne, mais tout ce qu’elle dit est frappé du sceau de la réalité.

D’abord celle de la rencontre. Cela se passe en 1926 dans une librairie, à Genève. Lui travaille pour la Société des nations (SDN). Elle est issue d’une riche famille californienne, danseuse au repos au bord du lac Léman après une alerte à la tuberculose. "Vous aimez les livres historiques ?" La drague est plate mais le regard d’acier de Louis touche au cœur celle qui rêve d’intégrer les Ballets russes de Diaghilev. En plus, il parle anglais couramment puisqu’il revient d’une mission aux Etats-Unis.

Evidemment, ils s’installent dans la Ville lumière. Elle lui fait découvrir le Montparnasse interlope d’Hemingway et de Pound, il lui ouvre les portes de son Paris secret. Il lui fait l’amour mais il aime encore plus la voir le faire avec les autres.

La jeune femme souffre de ses exigences sexuelles. Mais Louis a besoin de cette excitation pour écrire son roman, le soir, ce roman qui le dévore, lui prend la bile et le sang. Il devient de plus en plus insistant. Elle cède, elle l’aime, elle se persuade. Après la crise de 1929, elle retourne plusieurs fois à Los Angeles où sa famille décline. Elle finit par s’éprendre de Benjamin Tankel, un agent immobilier proche de la mafia. Mais ce qui dérange le plus Céline, c’est qu’il est juif. Il se rend en Californie pour tenter de récupérer son grand amour. Peine perdue. D’ailleurs Céline n’y croit plus. Son roman est un succès. Il est tout à sa gloire qu’il recuit dans sa haine des hommes et de la société.

Tout aurait pu finir là, dans le désert des amours désunies, loin de la carrière d’écrivain qui s’annonce avec fracas. Sauf qu’un jeune étudiant retrouve Elizabeth Craig, dans la banlieue de Los Angeles. Elle a 84 ans, elle vit chichement, bien loin de cet amant français jamais oublié. En 1988, Jean Monnier publie "Elizabeth Craig raconte Céline" dans le Bulletin Louis-Ferdinand Céline. La dédicataire de Voyage au bout de la nuit que Céline a rebaptisée Elisabeth avec un "s" raconte son aventure avec cet homme devenu le paria des lettres françaises. Elle ne sait rien de tout cela, mais Céline a déclaré : "C’est elle le génie, pas moi." Par la suite, Jean Monnier s’engage dans une thèse de doctorat sur le grotesque dans l’œuvre de Céline, soutenue en 1996. Le récit qu’il livre ajoute à la compréhension de l’écrivain qui a chamboulé la littérature française en 1932. A travers ce portrait de femme, il montre aussi les blessures d’un forcené. Toutes les ambiguïtés surgissent ici, les folies comme les vomissements. Ce "Bardamu féminin" révèle un auteur démembré par sa puissance créatrice et incapable de retrouver forme humaine. L. L.

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