Dans le domaine de l’édition indépendante, le succès des primo-romanciers n’a pas le même goût qu’ailleurs. Comment se frayer un chemin dans l’avalanche de premiers romans édités par de grandes maisons quand les moyens sont plus modestes, et la marge de manœuvre plus resserrée ? Cette année encore, des œuvres issues de cette sphère périphérique se sont fait remarquer et affichent de beaux scores de ventes.
Des liens étroits avec les libraires
Parue à L’Iconoclaste, La bonne mère de Mathilda Di Matteo, fiction poignante sur une relation mère-fille, a dépassé le cap des 30 000 exemplaires vendus, réalisant l'une des meilleures performances de la rentrée pour un premier roman. Dans le domaine, la maison n’en est pas à son coup d’essai ; c’est elle qui a notamment lancé la carrière de Maud Ventura et d'Adeline Dieudonné, ou encore du futur prix Goncourt 2023 Jean-Baptiste Andrea dont elle a publié Ma reine en 2017. Couronné des prix Envoyé par La Poste et du Premier roman, le livre s'était à l'époque vendu à quelque 13 000 exemplaires.
Alba Beccaria, codirectrice de L’Iconoclaste, se revendique d'une forte « culture du premier roman. » « La bonne mère de Mathilda Di Matteo résume bien notre travail, affirme-t-elle à Livres Hebdo. C’est un roman qui a été porté par les libraires, que nous avons contactés dès le mois d’avril. Pour susciter l’enthousiasme, il faut s’y prendre tôt. Le bouche-à-oreille est clé. » Si bien que le livre a déjà été vendu en Italie et en Allemagne, a fait l’objet de six propositions d’adaptation, et a figuré dans les sélections de sept prix littéraires.
Même son de cloche aux éditions Philippe Rey, qui en sont à la cinquième réimpression de Quatre jours sans ma mère de Ramsès Kefi. Le roman totalise à ce jour un peu plus de 20 000 exemplaires vendus, et des droits audiovisuels ont été cédés. « Nous sommes en lien avec les libraires tout au long de l’année, déclare Philippe Rey, fondateur de la maison. Avec la presse, ils sont un canal prioritaire. Nous les côtoyons, sommes force de proposition pour faire des rencontres et signatures avec les auteurs… alors, nous sommes dans leur radar. »
Publier peu, un moyen de se faire remarquer
Depuis quatre ans, la maison coorganise des petits-déjeuners réservés aux libraires, aux côtés des éditions du Tripode et du Bruit du Monde. Pensés comme des moments conviviaux, ces rendez-vous sont aussi l’occasion de présenter les titres à venir. Dans les trois maisons, « nous avons un rythme de publication modéré et très similaire, analyse Charlotte Bréhat, éditrice du Tripode. Les éditeurs indépendants publient généralement moins, alors quand on va voir un libraire, on ne lui demande pas de lire dix titres d’un coup, ce qui les submerge moins. Petit n’est pas péjoratif, c’est même parfois un moyen de se faire remarquer. » Le Tripode a par ailleurs signé cette année Thibault Daelman pour L’Entroubli. Plébiscité par la presse, le roman s’est vendu à 3 000 exemplaires.
Pour Clémence Billault, éditrice chez Marchialy, c’est en partie grâce aux libraires que L’Adieu au visage, du primo-romancier David Deneufgermain, a été encensé, à tel point qu'il a figuré sur la première liste du Goncourt. Le psychiatre devenu écrivain y narre ses maraudes lors du Covid, et plus globalement, son expérience de cette période. Rachetée par Delcourt en 2019, lui-même entré dans le giron d'Editis début 2025, Marchialy a cumulé au cours de ses années d’indépendance une grande période d’autonomie, le temps que l’acquisition du groupe se concrétise.
En raison de sa spécialité, la « non-fiction créative », soit des récits plutôt journalistiques racontés comme des romans, l'éditeur doit redoubler de pédagogie auprès du grand public. « Nous ne sommes pas forcément bien identifiés sur les premiers textes en raison de notre style, justifie Clémence Billault. L’Adieu au visage peut être considéré comme notre première incursion dans la fiction, utilisée par David Deneufgermain pour ne pas briser le secret médical. »
Le prix de la réussite
Dans le catalogue des éditions Finitude depuis 2016, En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut est incontestablement l'un des exemples les plus mémorables de succès émanant de maisons indépendantes. Sa première édition s’est vendue à plus de 310 000 exemplaires, et s’il ne s’agissait pas du premier best-seller de la maison, il a bel et bien dépassé la notoriété de toutes leurs précédentes publications…
Et l’équipe de la maison elle-même, comme l’indique son co-fondateur Thierry Boizet : « Nous n’étions pas programmés pour un succès comme celui-là. À l’époque, seulement deux personnes et demie géraient la maison. Quand sont arrivées les cessions, le cinéma, les réimpressions, nous avons dû tout gérer nous-même. C’est là qu’on s’aperçoit que nous n’avons pas la même force de frappe que les gros éditeurs en tant qu’indépendants. »
Thierry Boizet attire également l’attention sur l’investissement qui accompagne l’arrivée d’un nouvel auteur. « Comme nous voulons accompagner les auteurs sur le long terme, il faut que leur nombre ne grossisse pas trop pour notre capacité. Et puis, c’est prendre le risque que certains soient débauchés par d’autres maisons plus grandes ! Mais en tout cas, les premiers romans sont plus faciles à publier que ceux qui arrivent après. »
Antoine Bihr, des éditions Le Dilettante, partage ce constat : « Le primo-romancier, c’est presque ce qu’il y a de plus facile à faire, comparé au dixième roman d’un auteur qui n’a jamais marché. » La maison est elle-même à l’origine d’un roman à succès en 2013, L’Extraordinaire Voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas, vendu à 300 000 exemplaires en grand format.
Des évènements et distinctions en pagaille
Qu’il s’agisse du Goncourt du premier roman ou du prix du premier roman tout court, les distinctions littéraires qui mettent en avant de nouveaux talents sont monnaie courante lors des rentrées littéraires. Un certain nombre de festivals sont également consacrés au phénomène, comme celui de Chambéry, de la Somme (Le Crotoy), ou encore le festival du Premier Roman et des Littératures Contemporaines à Laval (Mayenne).
C’est dans ce dernier qu’a été sélectionné Les Têtes Hautes de Martin Thibault, paru aux éditions Do en avril 2025 et vendu à 400 exemplaires. Sorti plus tard dans l’année, un autre premier roman, L’histoire de la littérature de Xavier Chapuis, enregistre quant à lui des ventes de 600 exemplaires. Un score plutôt honorable pour cette petite structure qui existe depuis dix ans, et est dirigée par Olivier Desmettre. « C’est toujours un pari pour une petite maison de publier au moment de la rentrée, confie-t-il. Les primo-romanciers doivent, eux aussi, mobiliser leurs réseaux pour que leur travail trouve un écho. C’est un enjeu assez énorme que je mesure progressivement ! Mais être repéré par des festivals dédiés est une chance. »
C’est également ce que constate Vanessa Pécastaings, éditrice chez Elyzad. La maison franco-tunisienne peut se targuer d’avoir repéré Karim Kattan, publiant son premier recueil de nouvelles, Préliminaires pour un verger futur, en 2017, ainsi que Le Palais des deux collines, son tout premier roman, en 2021. Sa dernière édition s’est vendue à plus de 9 000 exemplaires.
Elyzad est aussi l’éditeur du Goncourt du premier roman 2021, Que sur toi se lamente le Tigre d’Émilienne Malfatto. « Quand un prix tombe, il faut réagir vite, considère Vanessa Pécastaings. Le challenge pour nous a surtout été la réimpression rapide, aggravé par le fait que nous imprimions à l’époque en Tunisie, et que c’est devenu impossible pendant le covid. Paradoxalement, cette période nous a permis de nous faire remarquer grâce aux réseaux sociaux très mobilisés. » Elle renchérit : « Quant à la publication en elle-même, nous n’avons pas le sentiment de prendre plus de risques. En France, beaucoup de prix récompensent les primo-romanciers. »
