"Le nabot sanguinaire". C’était son surnom. Petit, frêle, malingre, Nikolaï Iejov (1895-1940) fut l’exécuteur des basses œuvres du stalinisme à l’époque de la Grande Terreur (1937-1938). Transparent comme l’ennui, il gravit les échelons et devient ministre du NKVD, la police politique soviétique. Lors de son procès, car les liquidateurs finissent souvent par être liquidés, il avoue avoir "nettoyé 14 000 tchékistes" en un peu moins de deux ans, ajoutant : "ma grande faute est de n’en pas avoir nettoyé assez". Avec application, il dresse des listes, propose des exécutions : des Allemands, des Polonais et des Russes trotskistes. Il ne croit même pas être le roi. En bon fonctionnaire, il fonctionne. Il boit un peu trop, mais ne ménage pas sa peine. Il en rajoute un peu dans le passage à tabac ou les tortures pour faire plaisir à son supérieur, le seul auquel il considère devoir rendre compte, le "petit père des peuples" qui n’aime le sien que muselé. "J’ai, durant mes vingt-cinq années au parti, lutté honnêtement contre les ennemis et je les ai exterminés."
Alexeï Pavlioukov a méticuleusement enquêté dans les archives. Et son livre est glaçant. Ce chercheur à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie raconte le destin de ce pion de Staline qui sera sacrifié comme tant d’autres après avoir accompli la sale besogne. Il montre surtout l’aveuglement idéologique d’un opportuniste sans envergure qui s’affirme dans les couloirs de la Loubianka comme un rouage essentiel de la mécanique totalitaire et de l’épuration politique massive, mais un rouage que l’on peut remplacer. En l’occurrence, ce sera par son adjoint Beria. Son aptitude à obéir avec ferveur reste son seul atout de criminel de bureau. Avant son exécution, il croit encore qu’il a bien fait son travail. Il demande seulement "à être fusillé tranquillement, sans souffrance" et précise au tribunal : "Transmettez à Staline que je mourrai avec son nom sur mes lèvres."
La psychologie de Iejov demeure insaisissable. Dans d’autres circonstances, il aurait pu faire autre chose, mais quoi ? L’appareil d’Etat lui a permis de donner la mesure de sa servilité, parce que l’appareil d’Etat lave tout, même les fautes morales. On pense à l’expérience de Milgram où de braves types deviennent des tortionnaires. Ce n’est pas pour les cinq dollars qu’ils perçoivent, mais parce que des pseudo-savants leur font croire qu’ils font avancer la science et la compréhension de la mémoire en envoyant des décharges électriques dans le corps d’un cobaye qui n’est heureusement qu’un comédien. Pour Iejov, il s’agit de faire avancer le stalinisme, mais les victimes comme les souffrances sont bien réelles.
Il y a quelque chose de terrifiant dans ce livre. Il laisse entrevoir que le modèle n’est pas cassé. Il suffit d’un basculement de régime pour que ce genre de fonctionnaire se remette à fonctionner. Iejov se croyait protégé par sa foi en Staline. Les assassinats devaient remettre de l’ordre dans le communisme. Tout était légal comme l’existence singulière de cet homme d’une saisissante banalité. Celle du mal. Laurent Lemire