La Fédération des éditions indépendantes se consacre au territoire français. Elle dévoilera au printemps la synthèse sur son étude inédite centrée sur l'économie des petites et moyennes maisons indépendantes et en particulier les moyens de subsistance de ses dirigeants et dirigeantes. L'Alliance internationale des éditions indépendantes se développe à l'échelle mondiale et a restitué dans la revue Bibliodiversité, coéditée avec Double ponctuation et publiée le 15 octobre dernier, les résultats de son enquête sur la précarité de l'édition indépendante. Laurence Hugues, directrice de l'Alliance internationale de l'édition indépendante depuis 2009 et Dominique Tourte, directeur de la Fédération des éditions indépendantes depuis 2023 ainsi que fondateur des éditions Invenit en 2008, dressent un bilan de plus de vingt années au cœur de l'indépendance.
Livres Hebdo : Comment a évolué le paysage de l'édition indépendante depuis la fin des années 2000 ?
Dominique Tourte : Les difficultés se sont multipliées du fait des mouvements de concentration et de l'invisibilisation toujours plus importante de la production des petites et moyennes maisons indépendantes. Sur cette période, nous avons vu des régions encourager la création de structures sur leur territoire. Mais cet accompagnement est fragile, comme le montrent par exemple les coupes budgétaires de la région Pays de la Loire dans l'enveloppe culturelle.
Laurence Hugues : L'édition indépendante est aussi confrontée au défi de la transmission alors qu'une génération entière d'éditeurs et éditrices arrive à l'âge de la retraite. En France comme ailleurs, ces acteurs du livre s'interrogent également depuis une dizaine d'années sur le changement des pratiques de lecture. Et cherchent de nouveaux modèles pour aller à la rencontre des lecteurs et lectrices. L'essor de l'intelligence artificielle ou le contexte géopolitique tendu et fragile demeurent aussi des points de forte préoccupation.
Pour autant, de nouvelles maisons indépendantes se créent régulièrement sur le territoire français...
D.T. : L'édition indépendante peut paraître sisyphéenne. Paradoxalement, le nombre de maisons indépendantes a en effet augmenté ces dernières années, proposant une production éditoriale de plus en plus importante mais avec des tirages toujours plus réduits. Si les obstacles se multiplient, le dynamisme et la volonté des éditrices et éditeurs indépendants se renouvellent sans cesse. La constitution des îlots de résistance que sont par exemple l'Alliance internationale de l'édition indépendante, l'Association pour l'écologie du livre ou la Fédération des éditions indépendantes donne aussi de l'énergie. Ces îlots ne sont pas toujours matérialisés mais bien réels.
La précarité est au cœur du dernier numéro de la revue Bibliodiversité avec la restitution de l'étude menée par l'Alliance sur cette problématique. Quels sont les principaux enseignements à retenir ?
L.H. : L'édition indépendante n'est pas un tout homogène. L'étude pointe cependant des tendances globales, peu importe les régions du monde. Le travail des éditrices et éditeurs indépendants est reconnu comme un artisanat indispensable à la bibliodiversité. Mais ces personnes vivent au quotidien des situations complexes. Beaucoup rencontrent des difficultés financières et 57 % des répondants ne perçoivent aucune aide publique. De fait, de nombreux éditeurs et éditrices ne peuvent pas toucher une rémunération liée à l'activité de leur maison et occupent souvent un deuxième emploi. N'ayant pas les moyens d'embaucher, elles internalisent par ailleurs de nombreuses tâches. On sent une insatisfaction, voire un mal-être pour certaines alors qu'elles font ce métier par passion et conviction. Ces hommes et ces femmes manquent de temps mais doivent redoubler de créativité et d'inventivité. Pour autant, si la moitié des personnes ayant répondu à l'enquête indique avoir déjà pensé à arrêter leur activité d'édition, elles sont 76 % à déclarer qu'elles recommanderaient ce métier à la jeune génération.
Dominique Tourte, partagez-vous ce constat ?
D.T. : Tout à fait. Cette synthèse souligne bien des paradoxes et nous observons la même situation générale au niveau national. En revanche, ce qui nous aide un peu en France, ce sont les aides et le soutien des pouvoirs publics que de nombreuses maisons n'ont pas dans d'autres pays.
Ce soutien public est-il suffisant ?
D.T. : Les aides jouent un pouvoir d'amortisseur. Mais les coûts de production augmentent, les marges diminuent, tout comme la visibilité de l'édition indépendante en librairie. Les libraires eux-mêmes sont aussi en souffrance. L'ensemble de la chaîne se fragilise. Si les aides n'augmentent pas et les pouvoirs publics ne réagissent pas pour mieux protéger un paysage éditorial diversifié, la situation risque fortement d'encore se dégrader.
Quelles seraient alors les principales actions à mettre en place pour soutenir les maisons indépendantes en France et dans le monde ?
D. T. : Nous sommes face à une nécessité de changement et de nouvelle orientation de la politique du livre. En 1981, la loi Lang a instauré le prix unique du livre. Mon propos peut paraître utopique et à contre--courant de l'évolution du marché, mais il est temps d'inventer une nouvelle grande loi pour le livre. Une loi de régulation, si ce n'est de sauvegarde, qui serait en capacité de contenir la concentration, préserver la diversité éditoriale et protéger ses acteurs. Système comparable, le spectacle vivant bénéficie d'aides massives et du régime de l'intermittence du spectacle, sans lesquels il ne pourrait sans doute pas continuer à exister. Il n'y a, selon moi, aucune raison objective pour que les autrices et auteurs, les éditrices et éditeurs indépendants - que je revendique être des créatrices et créateurs - ne soient pas protégés eux aussi en cette qualité. En définitive, une loi qui, si je n'ai pas idée de la forme qu'elle pourrait prendre, devrait sans doute être portée dans un contexte européen ; une loi audacieuse et imaginative parce que je crois que le système historique arrive à son terme.
L.H. : Un certain nombre de mesures seraient réalisables comme l'instauration du prix unique dans d'autres pays ou encore une aide publique directe aux maisons indépendantes. Il pourrait également y avoir des systèmes d'appels d'offres d'achats publics réservés aux maisons indépendantes, favorisant ainsi l'édition mais aussi la librairie. Des politiques publiques prenant en compte la bibliodiversité, au Chili et au Québec par exemple, ont permis la création de nombreuses maisons avec des catalogues incroyables et entraînent un réel dynamisme des marchés locaux. L'adoption d'une définition commune de l'indépendance éditoriale reconnue par les pouvoirs publics et un engagement fort en faveur de la bibliodiversité pourraient enfin être des mesures possibles, quoique peut-être utopiques, très importantes dans le soutien des maisons indépendantes. L
Une Alliance pour tous les indés du monde
Créée en 2002 sous une forme associative, l'Alliance internationale de l'édition indépendante regroupe près de 1000 maisons adhérentes réparties dans 60 pays. À Étienne Galliand, son premier directeur, a succédé Laurence Hugues en 2009. C'est à l'Alliance que l'on doit la promotion de la bibliodiversité, à entendre comme étant « la diversité culturelle appliquée au monde du livre ». En voulant favoriser la circulation des textes et des idées, l'association soutient des partenariats éditoriaux et des coéditions solidaires notamment dans l'espace francophone. Depuis 2022, l'Alliance organise le salon international de l'édition indépendante, en ligne, Babelica. Celui-ci propose des tables rondes professionnelles mais aussi un marché des droits. Une quatrième édition sera ouverte en septembre prochain. « Nous voulons davantage asseoir Babelica et professionnaliser le marché de droits », indique déjà Laurence Hugues. Aux échanges virtuels s'ajoutent des rencontres physiques avec les Assises internationales de l'édition indépendante. Après une troisième édition en 2021 à Pampelune (Espagne), l'Alliance travaille à l'organisation de ses prochaines Assises prévues « pour 2026 ou 2027 ». Organisation internationale, l'Alliance veille également à documenter l'indépendance dans le monde avec la publication de la revue Bibliodiversité, coéditée avec Double ponctuation, maison fondée fin 2008 par Étienne Galliand. Elle alimente enfin l'Observatoire de la bibliodiversité rassemblant recherches, analyses et outils. Celui-ci travaille actuellement à envisager « la manière dont l'intelligence artificielle et la bibliodiversité peuvent cohabiter » et à la création « d'outils mutualisés pour favoriser l'écologie du livre ».