Scolaire

La querelle des anciens et des modernes

Olivier Dion

La querelle des anciens et des modernes

Mesurant l’effet des manuels dans l’apprentissage de la lecture, une récente étude affirme l’efficacité de la méthode syllabique. En désaccord, d’autres experts défendent une méthode mixte. Pragmatiques, les éditeurs publient des manuels dans chaque méthode, à l’attention des enseignants et des parents.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 27.02.2014 à 22h16 ,
Mis à jour le 28.02.2014 à 11h33

Ce sont les classes dans lesquelles l’apprentissage est résolument centré sur le déchiffrage […] qui obtiennent des résultats dont la supériorité est statistiquement bien établie", affir- me Jérôme Deauvieau, sociologue, auteur d’une recherche récente intitulée Lecture au CP : un effet manuel considérable. Ses conclu- sions sur la supériorité des manuels utilisant la méthode syllabique face à ceux qui reposent sur un apprentissage mixte ont tout de suite réveillé une vieille querelle. La méthode mixte fait la synthèse entre le déchiffrage des syllabes et l’analyse des mots inspirée de la méthode globale pour entrer plus vite dans la compréhension d’un texte, sans rabâcher interminablement le B.A.-BA. Pour Philippe Champy, directeur de Retz (groupe Editis), qui publie à destination des enseignants Mika et Fabulire, ainsi que de nombreux ouvrages pédagogiques, "c’est une fausse étude scientifique qui relance une querelle désuète et sans fondement".

 

 

Empoignade.

Rien de comparable toutefois à l’empoignade de 2005, lorsque Gilles de Robien, ministre de l’Education nationale, avait voulu imposer l’apprentissage syllabique, et avait convoqué les éditeurs pour leur faire la leçon. La polémique n’avait rien bouleversé en matière d’usage de manuels dans les classes, où les enseignants sont majoritairement acquis à la méthode mixte. Mais chez les éditeurs, cette querelle d’experts a renforcé l’organisation de la publication des manuels répartie entre les départements scolaires et parascolaires, correspondant à deux marchés et deux publics. Pour les enseignants et l’équipement de leurs classes, les spécialistes du scolaire proposent des méthodes essentiellement mixtes, qui répondent au choix majoritaire. Les quelque 25 manuels disponibles se distinguent "par le rythme auquel on fait découvrir les phonèmes, la liaison entre la lecture et l’écriture, les albums et les ressources qui accompagnent le manuel", explique Philippe Champy.

 

 

Nostalgie de l’enfance.

Pour les parents, les éditeurs publient des méthodes syllabiques, pour les mêmes raisons d’adaptation à la demande, en jouant sur la nostalgie de l’enfance et l’effet "madeleine de Proust". La Martinière a même compilé leurs illustrations souvent désuètes dans un beau livre intitulé Les méthodes de lecture de notre enfance. "Il faut garder la méthode dans son jus, ne surtout rien bousculer dans son graphisme", insiste Monique Paillat, responsable du parascolaire chez Nathan, qui réimprime régulièrement J’apprends à lire avec Daniel et Valérie (8,70 euros), un manuel syllabique datant de 1964. Alors destiné à la classe, il a glissé vers le parascolaire, et est acheté en moyenne à 15 000 exemplaires chaque année par des parents qui "éprouvent une confiance spontanée". Nathan, qui a par ailleurs refondu en 2012 Un monde à lire (cahiers à 7,90 euros), une méthode mixte très appréciée des enseignants, publiée sous la direction d’Alain Bentolila, vient tout juste de rééditer en numérique quatre des albums qui accompagnaient Daniel et Valérie, en respectant soigneusement leur aspect vintage.

 

Le champion de l’efficacité nostalgique reste Belin et sa Méthode Boscher ou La journée des tout-petits (7,95 euros), dont la première édition date de 1906. Son graphisme actuel date des années 1950, et il n’a pas été modifié dans la réédition de 2013. "Nous avons remplacé certains termes de vocabulaire qui étaient datés", explique Charlotte Maurisson, responsable de la collection. La polémique de 2005 a en effet profité à l’ouvrage, qui se vendait déjà bien, et est maintenant devenu une marque déclinée à plus d’une cinquantaine de références. Les cahiers de lecture, d’écriture, de graphisme, de sons, etc., à 4 euros en moyenne, ont été complétés en 2010 d’une série de cahiers de vacances (maths et français), en 2012 d’ardoises, en 2013 d’un abécédaire, d’albums de lecture et d’une méthode d’anglais.

"D’autres nouveautés sont programmées cette année", indique sans plus de détails Charlotte Maurisson. "Les ventes annuelles de l’ensemble atteignent plusieurs centaines de milliers d’exemplaires", assure Sébastien Leplaideur, directeur du secteur primaire. "Il n’y a pas de réduction dans les investissements des parents dans l’éducation, surtout en temps de crise quand il faut assurer l’avenir de ses enfants", analyse l’éditeur, dont la maison publie aussi des manuels pour la classe (Léo et Léa, à 9,95 euros, une des rares méthodes syllabiques pour les enseignants, et Grand large, une méthode mixte).

 

Ecosystème.

Hachette a aussi développé un écosystème autour de J’apprends à lire avec Sami et Julie (7,60 euros), une méthode syllabique publiée il y a tout juste dix ans. L’éditeur revendique la première place du rayon, avec 30 000 ventes annuelles selon Ipsos. "Nous avons reçu un manuscrit d’une directrice d’école et d’une orthophoniste. Habituellement, on ne publie pas de textes envoyés spontanément, car ils demanderaient beaucoup de travail, mais celui-ci était vraiment très bien conçu", se souvient Claire Inizan, directrice éditoriale du parascolaire chez Hachette Education. Une quinzaine de cahiers accompagnent cet ouvrage, dans une collection qui s’ouvre à l’anglais et au calcul, et est aussi déclinée en ardoises. Hachette a aussi publié début janvier une Méthode delecture dès 5 ans : l’apprentissage facile de la lecture : 100 % syllabique (7,90 euros), également reçue par la poste et conçue par une institutrice en retraite et sous la marque Bled, autre titre emblématique devenu une marque. Pour le marché scolaire, la maison publie entre autres titres Chut… Je lis !.

 

Hatier, qui revendique la première place chez les enseignants avec Ribambelle (cahiers, à 5,70 euros), au coude-à-coude avec Un monde à lire, tient aussi son rang dans le parascolaire avec sa Méthode de lecture syllabique : pour apprendre à lire pas à pas avec Téo et Nina : dès 5 ans (7,50 euros) de Clémentine et Jean Delile, une institutrice et un orthophoniste, rééditée depuis 1999. Le succès (à environ 15 000 ventes annuelles) a appelé une déclinaison, en orthographe et en calcul. L’éditeur a rajouté une autre méthode syllabique en 2012, Mon gros cahier pour apprendre à lire et à écrire, qui rassemble dans un volume inhabituel (plus de 200 pages, à 10,40 euros) méthode et exercices, explique Emmanuelle Braine-Bonnaire, responsable éditoriale parascolaire, jeunesse et adultes chez Hatier. Bordas a aussi publié une nouvelle méthode syllabique l’an dernier (J’apprends à lire à la maison, 7,55 euros), mais avait également lancé en 2007 Lecture tout terrain, un manuel syllabique refondu en 2009 et destiné à une utilisation en classe, avec ses cahiers complémentaires. "Il y a parfois un discours très idéologique sur les méthodes syllabiques. Nous nous sommes juste attachés à la simplicité", insiste Elina Cuaz, responsable du département scolaire primaire. Les ventes commencent à décoller : "Le signe de l’implantation d’un manuel, c’est l’achat des cahiers d’activités à chaque rentrée."

 

 

La querelle relancée.

Le marché potentiel est considérable : il y avait 833 000 élèves en CP à la rentrée de 2012, selon les statistiques de l’Education nationale. Mais l’implantation en classe est très lente, comme en témoigne Gilles Brochen, directeur général de la Sedrap, qui a publié en mars 2013 Tu vois, je lis (12 euros) d’un parti pris mixte : "L’essentiel des commandes vient des nouveaux enseignants, qui n’ont pas encore adopté de manuel, et parfois de plus anciens qui utilisaient le même depuis très longtemps, et finissent par avoir envie de changer." La discussion entre mixte et syllabique devrait repartir à la fin de l’année lorsque Roland Goigoux, professeur spécialiste de l’enseignement et de la lecture, réservé face à la méthode syllabique, publiera les résultats d’une étude en cours sur 3 000 élèves. A moins que la publication des nouveaux programmes pour le CP ne la relance avant.

 

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