Alors que la Turquie vit des heures sombres, de nombreuses voix dans le milieu littéraire s’élèvent pour la dépeindre à leur façon. Parmi elles, Elif Shafak traque les injustices d’une société cloisonnée par la politique, la religion ou le pouvoir patriarcal. Ses romans bousculant les tabous ambiants lui ont parfois valu des déboires avec la justice de son pays. Ses articles engagés et son regard éminemment féminin lui confèrent un statut particulier. D’autant qu’elle est capable de passer d’un style oriental à un style américain.
Ecrit en anglais, Trois filles d’Eve s’inscrit dans la deuxième catégorie. On y suit Peri, une épouse et une mère modèle, parfaitement intégrée au milieu le plus privilégié. Son image lisse masque une personnalité tourmentée. "Certains vous enseignent la beauté, d’autres la cruauté." Peri a appris les deux dès son plus jeune âge. Elle grandit entre un père admirateur d’Atatürk, et une mère sous l’emprise d’un prédicateur religieux. L’un de ses frères croupit en prison, tandis que l’autre s’accroche aux traditions archaïques. "Il n’y avait pas de conflit plus douloureux qu’un conflit familial, et pire encore, un conflit sur la nature de Dieu." Comment trouver sa place dans une mosaïque aussi paradoxale que sa ville natale ? "Istanbul ne laisse pas de place pour l’introspection."
Fuyant un chaos suffocant, Peri part étudier à Oxford. Elle y rencontre deux autres filles musulmanes, Shiri et Mona. Chacune des trois incarne une figure : "la pécheresse", "la croyante" et "la déboussolée". Cette dernière, personnifiée par Peri, s’enfonce encore plus dans le questionnement identitaire, lorsqu’elle rencontre le professeur Azur. "Il enseignait l’inexpliqué, Dieu." Elle croyait avoir fait le pari de la modernité, mais "graduellement, elle abandonne sa petite rébellion - un sacrifice de plus sur l’autel des conventions".
Au-delà de ses émotions, Elif Shafak critique la Turquie avec véhémence. "Un pays natal, on l’adore, parfois il peut être exaspérant et déroutant." Elle partage l’avis de ses personnages : "La religion nourrit l’intolérance qui conduit à la haine qui conduit à la violence. Les fanatiques prennent le contrôle du monde." Aussi est-elle persuadée que "comprendre, c’est être libre", et s’ouvrir aux autres.
Kerenn Elkaïm