18 OCTOBRE - ANTHROPOLOGIE - BEAU LIVRE, France

Qui se souvient encore du ministre de Louis XV qui géra les finances de l'Etat de mars à novembre 1759 ? Impopulaire pour ses mesures d'économie, Etienne de Silhouette a pourtant légué à la postérité son nom pour désigner ces profils sommaires que cet argentier du roi était censé avoir l'habitude de griffonner. Profils "à la silhouette" se disaient ainsi des dessins au trait chiche qui ne reproduisent que l'ombre du portraituré. Le mot "silhouette" universellement adopté va s'appliquer à un genre d'art très en vogue au XVIIIe siècle : l'effigie en papier découpé ou peinte en ombre chinoise. Peu à peu, le sens péjoratif lié à l'austérité du ministre éponyme disparaît, laissant place à un sens plus large, enveloppant aussi bien la tête que le corps, grâce notamment aux miroirs en pied au XIXe siècle.

La silhouette, c'est le contour d'un individu, la traduction graphique de sa personne. La science s'en mêle, qui voudra établir des liens entre le physique et le moral : classer les diverses expressions corporelles afin d'en déduire des comportements. Essai sur la physiognomonie destiné à faire connaître l'homme et le faire aimer (1781-1803) de Johann Caspar Lavater devient un classique, telle une bible des caractères. Mais au-delà du goût de l'âge moderne pour les nomenclatures scientifiques, Georges Vigarello voit dans le fabuleux destin de la silhouette le signe d'un bouleversement des mentalités : "L'invention de la silhouette révélerait ainsi un moment précis de la culture occidentale : celui où l'individualisation très spécifique du paraître est soumise à investigation, celui où le corps, plus que jamais, se donne comme le corps d'un sujet." L'auteur des Métamorphoses du gras (Seuil, 2010) poursuit ses recherches sur le corps comme vecteur du symbolique. Dans La silhouette, du XVIIIe siècle à nos jours, >il explore les acceptions du terme selon les périodes et les modes (corset et faux-cul Belle Epoque, redingote cintrée du dandy). Au temps de Balzac, où il n'est plus possible d'identifier catégoriquement les "castes" à cause de la mobilité sociale, la silhouette, c'est le point de vue "impressionniste" qui donne une idée d'ensemble, la fresque morcelée de l'humaine comédie. A l'ère romantique, la silhouette, par son côté ombré, voire ténébreux, connaît un certain succès en peinture. "Les ombres méditent sur l'insondable, suggérant une centration sur l'espace intérieur." Mais ce qui frappe le plus, c'est que d'époque en époque la silhouette ne cesse de s'affiner : si la beauté admet le galbe et la cambrure, elle ne souffre point le bourrelet. En janvier 1929, la revue Votre beauté conseille pour une femme de 1,60 m de faire 60 kg, le même titre lui recommande en mai 1939 de peser 51,50 kg. Fini la bedaine, symbole de l'aisance bourgeoise ! L'homme du XXe siècle non plus n'est pas épargné par le diktat de la sveltesse. Dès les années 1920, "La ligne fuselée dit la vitesse, la mobilité. [...] Elle reflète un milieu : celui où l'éloge de l'efficacité, de la célérité, impose le mince, le léger, le "délié"". D'ombre noire à canon du corps parfait, la silhouette s'est imposée comme incarnation idéale de l'individu contemporain.

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