Pas de marche sans démarche. Celle de Paolo Rumiz fait penser à cette formule d'un personnage de Beckett : « On est con, mais quand même pas au point de voyager pour le plaisir. » Car derrière les petits pas, la petite troupe qui s'ébranle en 2015 sur « la mère oubliée de toutes les routes d'Europe » a une idée en tête : retrouver sous l'asphalte, les parkings, les supermarchés et les champs la voie tracée par Appius Claudius à partir de 312 avant J.-C. et qui relie Rome à Brindisi.
Ces 600 kilomètres sont l'occasion de croiser « le meilleur du pays », de rallumer un orgueil perdu et d'une « révolte contre l'amnésie ». Cela fait beaucoup pour une seule route, mais l'antique via Appia n'est pas une route comme les autres. Cette trace se révèle comme une colonne vertébrale invisible, un fantôme qui permet de tenir debout et qui fait ressurgir tous les fantômes d'un pays où l'Etat semble déliquescent, où la méfiance surgit à chaque étape. Ils entendent pourquoi faites-vous cela, qui vous paie, etc. Mais la suspicion devient fascination lorsque les randonneurs expliquent leur périple. Un guide leur lance : «L'Histoire, c'est le plus beau film qui soit.» Surtout quand on la déroule sous ses semelles.
Dans ce livre profond, Rumiz convoque histoire, littérature, rencontres dans « un fourre-tout, une grosse liasse de notes italiennes où la recherche du passé a les pieds solidement plantés dans le présent ». Tout cela est vivant, bruyant comme chez Kusturica, terriblement vrai dans le sens où l'on ne peut contester les apparences quand elles ont le ton de l'évidence. L'écriture de ce grand écrivain voyageur vous embarque. Vous êtes sur la route, dans l'Italie méridionale, vous observez ces murs blancs et ces femmes en noir avec le sentiment que si le monde va mal, c'est peut-être parce que plus personne ne le parcourt à pied.
Le voyage, disait Proust, sert à vérifier quelque chose. Rumiz vérifie que l'Italie est toujours là, malgré tout ce qu'on a pu en dire récemment. Quand il descend vers le talon de la Botte, il pense à ceux qui la remontent pour d'autres raisons, pour de bonnes raisons, à ces migrants qui croient encore à l'Europe ou en quelque chose de semblable, à ces va-nu-pieds qui ont une idée encore chatoyante de l'Italie. C'est sûr, Salvini n'a pas dû aimer.
Appia : récit - Traduit de l’italien par Béatrice Vierne
Arthaud
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22,50 euros ; 528 p.
ISBN: 9782081383852