La culture n’a pas été un enjeu de ces élections car elle est devenue un objet non identifié que la classe politique n’arrive plus à penser et qu’elle dissimule sous un consensus apparent.
Cet objet aura pourtant brillé pendant des décennies comme corps séparé et joyaux de la société. Il s’agissait alors de le rendre désirable, accessible à tous et partageable. Il était censé, sinon nous rendre meilleurs, au moins nous aider à mieux communiquer entre nous, à mieux comprendre et goûter le monde. Cet apanage des classes supérieures des siècles passés devait transposer son éclairage et sa suavité à l’échelle de toute la société. Sa capacité à transformer en catharsis les violences et les incohérences du monde allait enfin s’offrir à tous. C’est à l’aune de cette ambition de justice culturelle que les projets politiques étaient évalués.
Dans une large mesure ce programme a réussi. Nul ne peut nier que la multiplication des musées, des théâtres et des visites scolaires a permis à une très grande partie de la population « d’avoir des lumières de tout ». Ajoutée à la montée en puissance des médias classiques et numériques, elle nous a fait entrer dans un univers de représentations que nous manipulons avec virtuosité. Mais, même au sein des classes moyennes, qui en sont les principales bénéficiaires, un sentiment s’installe d’un « à quoi bon », qui n’est pas le refus de penser, mais l’insatisfaction devant l’inaptitude de la culture à changer la vie, quoi qu’elle en dise.
La fin de cette illusion culturelle prend plusieurs visages. Celui du décalage croissant entre les promesses d’un otium permanent (un éternel Festival d’Avignon sous les platanes) et la nécessité de tirer son épingle du jeu d’une vie pleine de stress et de contraintes. Celui d’une injonction à prendre exemple non plus tellement sur des modèles mais à entrer en toutes occasions dans la compétition de l’expression et du positionnement de soi. Celui d’un fourre-tout culturel qui perd son acuité d’être omniprésent, entre folklore et marketing.
Si la culture n’est plus un enjeu politique c’est qu’elle n’apparaît plus comme la boussole capable de donner sens à un monde qui nous échappe. D’un côté, grevée par ses corporatismes et ses postures critiques, la culture patentée s’est contentée de capitaliser sur elle-même. D’un autre côté, une sorte de kitch culturel imprègne tous les recoins de la société de son émotivité à fleur de peau. Pendant ce temps-là, le repli sur soi s’est, de fait, renforcé, tandis que l’esprit de solidarité, cette modalité de l’intelligence, perdait du terrain.
Or, bien que nous ayons tous les moyens intellectuels d’y remédier, nous sommes en manque d’intelligence collective. C’est pourtant sur ce terrain que doit se bâtir une politique cognitive dont pourra sortir, le cas échéant, une nouvelle impulsion culturelle, et non l’inverse.
La plupart des responsables politiques en sont d’ailleurs conscients. Aussi mettent-ils l’accent sur l’éducation. Mais, leur vision a trop tendance à se limiter à des questions budgétaires et au périmètre du ministère du même nom. En réalité, dans une société de l’information et de la connaissance comme la nôtre, la question de l’éducation – pour reprendre un terme à la mode – est devenue « systémique ». Elle traverse en un continuum de plus en plus serré tous les aspects et les temps de la vie, depuis le premier apprentissage des savoirs fondamentaux jusqu’aux loisirs en passant par les activités professionnelles et les mille aspects d’une nécessaire adaptation à la vie. Autant ces divers aspects restaient jadis relativement distincts, autant ils interfèrent aujourd’hui au travers d’un tissu informationnel et cognitif partagé.
C’est pourquoi une politique de l’éducation devrait d’abord dégager des perspectives transversales en décloisonnant les prés carrés des politiques publiques et en mettant autour de la table tous leurs acteurs. Il en va de l’éducation comme de l’écologie : elle est partout et implique une culture commune, qui pourrait être alors le terreau de la culture elle-même.
Le livre et toutes les formes de textualité circulante qu’il a générées devrait constituer le fil rouge de cette nouvelle écologie culturelle. Il conviendrait qu’après avoir été relégué aux marges de la société du spectacle il soit considéré comme le prisme autour duquel convergent en un nouvel encyclopédisme les différents champs d’expression de la pensée, des plus abstraits aux plus pratiques. En effet, la culture ne peut échapper à l’impressionnisme, au dilettantisme et aux régionalismes de tous poils qu’en articulant un discours sur le monde, en favorisant son intelligibilité commune. Apprendre à lire ensemble le monde, à l’image des politiques « éducationnelles » du nord de l’Europe dont les bibliothèques sont le cœur, voilà ce que devrait être demain le paradigme de toute politique culturelle.