Pour son nouvel opus, son vingt-troisième roman en bientôt quarante ans de carrière, Patrick Grainville a trouvé un sujet à l'aune de son talent, de sa puissance créatrice : la Chine actuelle en folie. Rien de moins. Mais pas toute la Chine, une seule de ses mégalopoles en effervescence, Shenzen. L'un des laboratoires de ce pays nouveau dont rêvait M. Deng dès 1984. L'expérience, si l'on se situe dans la logique des dirigeants chinois ("Enrichissez-vous à tout prix"), peut être considérée comme réussie.
Dans cette Chine devenue pour lui nouvel espace d'inspiration, Grainville s'ébat comme un cheval fou - son totem. D'ailleurs, parmi les multiples intrigues et épisodes de ce roman à rhizome extrêmement difficile à synthétiser, on trouve quelques belles scènes de parades de chevaux sauvages, décrites avec toute la sensualité dont est coutumier l'écrivain. Quelques scènes érotiques aussi, bien sûr. Qui mettent notamment en vedette An, la vénéneuse prostituée, laquelle s'est résolue, pour des raisons personnelles douloureuses, à se venger de tous les mâles qu'elle attire. Parmi ceux-ci, Thomas, son amant "attitré", un métis franco-chinois professeur de langues à Shenzen, mais aussi auteur de polars en panne d'inspiration, qui constate un triste matin que sa fille chérie, Shan, qu'il aime d'un amour "incestuel", a disparu.
C'est là le centre de toute cette ténébreuse histoire, autour duquel vont graviter les autres personnages. Par exemple, Mei, l'ex-femme de Thomas, une psychanalyste, et son compagnon Wong. Alice, l'attachée culturelle de l'ambassade, une nympho jalouse de sa fille Eve, avec qui elle a des rapports exécrables. Meilleure amie de Thomas, Alice a pour amant le beau Shi, mais va se lasser de lui parce qu'il est trop doux, trop gentil, pas assez pervers à son goût ! Dans cette étrange ménagerie humaine, il ne faudrait pas oublier Ding Jiao, fils d'une Chinoise prostituée de force par les Japonais durant une guerre dont, complètement cinglé, il n'a pas encore intégré qu'elle était achevée ; ou encore Lan, le milliardaire taoïste pilleur de tombeaux, qui a bien des secrets à cacher. Comme il cache d'ailleurs Shan. Archéologue, elle travaille pour lui et va faire une découverte énorme, de nature à bouleverser toute l'histoire officielle de la Chine ancienne - et qui restera donc taboue.
L'extraordinaire richesse composite du décor qu'il s'est choisi, le vibrionnement des personnages et la complexité évolutive de leurs rapports - Lan et An, par exemple, finiront par se trouver et s'allier en un duo néfaste - permettent à Grainville toutes les audaces et les fantaisies, toutes les gourmandises. Ainsi ces morceaux de bravoure sur la façon dont les nouveaux riches chinois, les fameux "milliardaires rouges", célèbrent désormais la fête des Morts, le 4 avril ; ou encore cette histoire du corps de Mao nu, "body art" en perpétuelle création. Ce corps qui demeure encore, comme sa pensée, le ciment symbolique de la Chine, même si le Grand Timonier, de retour aujourd'hui sur cette rive de l'Achéron, ne reconnaîtrait sans doute plus rien à rien : "chabuduo", comme disent les Chinois, selon Grainville, "désolé, rien n'est parfait".