La théorie de la bibliothèque troisième lieu, défendue par d'excellents observateurs comme Mathilde Servet ou Claude Poissenot, a l'immense avantage de mettre l'accent sur la force motrice qui tire en avant les bibliothèques publiques aujourd'hui, à savoir la prise en compte des environnements et des usages, et non plus seulement, et de manière exclusive, celle de l'offre documentaire conçue comme une prescription autosuffisante.
Cette théorie, lorsqu'elle est intelligemment utilisée, ne signifie pas que la documentation et les collections n'ont plus d'intérêt, au contraire. Elle signifie, point de vue autrement plus exigeant que celui de ses opposants, que l'offre de contenus doit se situer et, surtout, se construire à l'interface d'un savoir constitué, dont le bibliothécaire hérite par de multiples canaux institutionnels, et des horizons d'attente de divers usagers. Mieux, elle suggère que les formes de la médiation (l'environnement, l'accueil, l'accompagnement) font partie du contenu.
Il n'est pas de meilleure illustration récente des fondements de cette approche que l'article paru, ce jeudi, dans Le Monde , à propos de la manière d'enseigner à Harvard, cette Mecque de la rigueur scientifique. On y apprend à quel point la façon d'enseigner et de prendre en compte le point de vue de chaque étudiant constitue une part essentielle de l'excellence universitaire. « Les cours doivent plairent. Il ne faut pas que les élèves s'ennuient et nous devons toujours nous interroger : comment sera reçu mon cours ? Cette question, je ne me l'étais jamais posée lorsque j'enseignais en France, seulement préoccupée du contenu du cours » , écrit l'auteur.
On voudrait parfois nous faire croire qu'il y aurait, d'un côté, les serviteurs compétents, sérieux et modestes d'un savoir validé et, de l'autre, des saltimbanques, légèrement démagogues, soumis à la loi de l'offre et de la demande. La réalité est bien différente. Il suffit d'aller voir les trésors d'intelligence que déploient nos collègues dans certaines bibliothèques municipales afin de réunir les conditions d'un gai savoir à l'usage de tous pour comprendre que la ligne de démarcation est ailleurs. Elle se situerait plutôt entre l'application mécanique de stéréotypes issus d'a priori socioculturels et le partage d'un savoir rendu de plus en plus riche et complexe du fait de la pluralité de ses acteurs.
La théorie du troisième lieu a cependant une faiblesse, dont ses défenseurs sont parfaitement conscients. Originellement, elle s'applique à des lieux, comme les cafés, dont l'indétermination permet à chacun d'échapper à ses dépendances privées ou professionnelles pour tisser librement de nouvelles appartenances. Elle s'applique, en quelque sorte, à des formes vides, ouvertes à toutes les opportunités. Or, même si les bibliothèques sont, effectivement, des lieux ouverts de mixité sociale, elles sont tout sauf indéterminées dans leur fonction. Elles ne se limitent pas à des canapés design et accueillants. Elles sont, au contraire, structurées autour d'une ambition bien précise qu'il ne faudrait pas oublier ou minimiser et qui consiste à faciliter l'appropriation des connaissances (au sens large et culturel du terme). Cette fonction cognitive est la raison d'être de la bibliothèque.
Or, cette fonction, dans le contexte actuel de la société de la connaissance, doit se déployer suivant des axes multiples qui s'entrecroisent en un réseau complexe et dynamique, bien loin de la linéarité de la diffusion descendante ou du simple accès tel qu'on le concevait, il y a encore une vingtaine d'années. Elle doit articuler la construction d'une offre à l'expression d'attentes précises. Elle doit combiner divers niveaux d'approche, plus ou moins spécialisés, plus ou moins amateurs. Elle doit intégrer des points de vue culturels, générationnels, idéologiques, différents. Elle doit favoriser les ponts entre les temps que chacun consacre au travail, aux loisirs, aux affaires privées, à l'éducation, à la vie collective. Elle doit faire le lien entre le local et le global. Elle doit être capable de jouer sur toute la gamme de ce qui constitue un espace mental digne de ce nom : intelligence et sensibilité, pratique concrète et spéculation, solitude et partage.
Peu d'institutions sont à même de remplir autant que les bibliothèques publiques ce nouveau contrat du savoir. C'est pourquoi la notion de troisième lieu est un peu réductrice. Mieux vaudrait parler d'hyper-lieu, comme l'on parle d'un hypertexte ou d'un hypermédia, c'est-à-dire d'une structure complexe, multidimensionnelle.
Les bibliothèques ont toujours été, dans une certaine mesure, des hyper-lieux. C'est pourquoi leur image n'a jamais été aussi claire et percutante que celle des opéras ou des musées. Personne n'eût osé dire qu'elles n'étaient pas essentielles, mais elles faisaient partie des meubles comme les réseaux d'eau ou d'électricité. Aujourd'hui, précisément, l'heure est aux réseaux et aux configurations complexes. Dès lors, l'heure est aussi au renforcement de ces points de cristallisation dont tout réseau a besoin. Les événements en font partie, mais aussi les bibliothèques publiques. Les uns dans l'acuité de l'instant, les autres dans la maturation de la durée. Pour peu que les citoyens et leurs représentants en prennent pleinement conscience et que des bibliothécaires en éveil s'y consacrent, les bibliothèques publiques vont devenir véritablement nos maisons du savoir.