Avant-critique Essai

Kate Brown, "Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques" (Actes Sud)

Kate Brown - Photo © Annette Hornischer

Kate Brown, "Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques" (Actes Sud)

Dans un essai captivant, l'historienne et chercheuse Kate Brown raconte l'histoire de deux villes, l'une américaine, l'autre soviétique, qui ont secrètement vécu à l'ombre de la fabrication de bombes nucléaires.

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Par Laurent Lemire
Créé le 26.03.2024 à 09h00 ,
Mis à jour le 26.03.2024 à 11h48

Au cœur des cités du plutonium. Richland, dans l'État de Washington, et Ozersk, dans l'Oural. De ces deux lieux, Kate Brown, spécialiste d'histoire environnementale et professeure de science, technologie et société au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston, a tiré un livre très original. « C'est l'histoire d'une utopie, à deux extrémités du monde. L'histoire d'un rêve tragique, au cœur de la guerre froide. L'histoire de deux ennemis, hantés par la Bombe. L'histoire de deux villes fermées, reflets l'une de l'autre, unies par la peur de l'apocalypse, par leur haine réciproque et par une même obsession, la production effrénée de plutonium. » En quelques mots tout est dit. La bombe n'a pas détruit que des vies. Elle a ravagé les espoirs d'un monde sans fin. Car on sait désormais que tout peut partir en fumée. Il n'y a rien de pire que la mort, dit-on. Si, il y a l'idée que l'on s'en fait. Alors avant de disparaître, on fabrique des ogives. On vit dans un espace fermé où l'on se croit heureux. Kate Brown révèle la vie de ces pionniers dansant sur un volcan. Pas de danger apparent. « Ni chômage, ni indigence, ni criminalité. » On vit plutôt bien auprès de la mort nucléaire. Bien sûr, il y a les radiations, mais on évite le sujet. Pourtant, en quelques décennies, les deux bourgades ont produit l'équivalent de deux Tchernobyl. Pourquoi ce silence sur cette pollution ? Pourquoi avoir idéalisé le souvenir de ces usines pleines de doctorants ? C'est le questionnement qui a conduit cette historienne américaine sur les traces de ces deux villes atomiques.

Kate Brown raconte comme un thriller cette « plutopia », cette utopie du plutonium. On y vit mieux qu'ailleurs, même si le risque est plus grand. On se sent protégé par l'État qui joue les Big Brother à travers le FBI ou le KGB. Le complexe de Hanford à Richland est construit en 1943 par le géant de la chimie DuPont avec un bon salaire pour les ouvriers. Grâce à l'espionnage, Beria, bras droit de Staline, copie l'ennemi américain en utilisant les prisonniers du goulag. Pour le reste, les deux cités atomiques se ressemblent, sauf peut-être en ce qui concerne l'architecture, et avec moins de problèmes d'alcoolisme et de violences conjugales aux États-Unis. Certes, il a fallu « sacrifier les droits civils et les libertés politiques au profit de la sécurité financière et de la consommation ». Comme dans la série Le prisonnier, chacun se sent bien dans le « village » tant qu'on ne cherche pas à en sortir. Tant qu'on ne cherche pas non plus à en savoir plus sur le stockage des déchets, les rejets, le développement des maladies chroniques et des cancers. En 1957, une explosion se produit sur le site de Mayak à Ozersk. Fermé progressivement entre 1964 et 1972, le complexe de Hanford est rouvert sous Ronald Reagan puis mis en sommeil après des fuites radioactives. Cinq ans d'investigation dans les archives déclassifiées et sur le terrain, à la recherche des témoins de ces deux drames bien avant Tchernobyl (1986) et Fukushima (2011), ont été nécessaires pour documenter ces « deux territoires les plus irradiés au monde » qui en disent long sur notre aveuglement.

Kate Brown
Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques
Actes Sud
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 24 € ; 464 p.
ISBN: 9782330189457

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