De dons et de forces. « À force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par brouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour tout le monde l'est pour lui aussi. » Bianco, protagoniste de ce récit singulier, semble avoir connu plusieurs vies. Ce que l'on sait de ce grand amateur de cognac, un rouquin aux dons électromagnétiques atterri en Argentine au milieu du XIXe siècle, c'est qu'il a vécu dans plusieurs villes d'Europe, parmi lesquelles Paris, où il a passé quelques années. Mais il fut forcé d'en partir à cause d'un humiliant événement : alors que ses dons étaient de toutes parts reconnus - « il peut lire dans les pensées des autres, déplacer les objets à distance en se concentrant mentalement, modifier la forme et même la substance des métaux... » -, un groupe de positivistes lui tendit un piège honteux en public, réduisant ses pouvoirs à une farce clownesque, ce qui le poussa à quitter l'Europe et à se réfugier en Argentine. Venu trouver le calme et l'isolement, il y rencontre Gary Lopez, un médecin qui devient vite un ami et qui l'amène sur ses terres, où Bianco devient éleveur. Malgré la vie de riche paysan qu'il mène avec sa femme Gina, avec laquelle il tente en vain des expériences de télépathie, une sombre idée le hante et trouble cette sérénité tant recherchée : il est de plus en plus certain que Gina le trompe avec Gary Lopez.
Juan José Saer fait progressivement surgir dans les pensées de son personnage des bouffées paranoïaques, de plus en plus intenses et imprégnées du traumatisme persistant qu'il a vécu à Paris. Mais peu d'éléments concrets viennent confirmer la suspicion de Bianco, qui a le sentiment troublant d'être l'objet d'une manipulation absolument intentionnelle et fabriquée de toutes pièces par ses proches contre lui. Chaque occasion d'éclaircir le doute accentue au contraire le mystère et l'état de persécution dans lequel s'englue Bianco.
La langue précise et le style presque dada de Juan José Saer (1937-2005) restituent avec superbe cet état limite du personnage, qui redouble d'efforts pour tenter d'analyser finement, lui semble-t-il rationnellement, la situation. Mais sous des angles si alambiqués qu'elle en devient forcément suspecte. Traduit pour la première fois en 1989 chez Flammarion, L'occasion avait valu à son auteur de remporter le prix Nadal en 1987, lors de sa parution en Argentine. Considéré comme l'une des plus grandes plumes sud-américaines du XXe siècle, Juan José Saer a écrit plus de trente titres entre les années 1960 et 2005. Il a vécu plus de la moitié de sa vie en France et a noué par la littérature et le récit romanesque un lien indéfectible avec la langue et les imaginaires de son pays d'origine. Dans L'occasion, il dépeint aussi l'incurable blessure d'un violent traumatisme et l'inquiétante étrangeté d'un exilé qui s'installe sur des terres lointaines.
L'occasion
Le Tripode
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 240 p.
ISBN: 9782370553898