18 mai > Histoire France

Sophie Delaporte avait fait une entrée remarquée en écriture en 2001 avec un livre consacré aux Gueules cassées (Noesis). Depuis, cette élève de Stéphane Audoin-Rouzeau a poursuivi ses recherches et son enseignement à l’université de Picardie Jules-Verne. Là voici cette fois aux portes de la fiction. Dans ce récit où tout est vrai, mais au travers d’un personnage inventé, elle fait revivre la journée la plus sanglante de la Première Guerre mondiale, celle du 22 août 1914.

En s’appuyant sur les archives, les témoignages, les Journaux de marches et d’opérations (JMO) et les Carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées, qu’elle avait édités (Bayard, 2001) et dont elle reprend quelques dessins, elle tisse une histoire qui ressemble à l’Histoire.

L’unité de temps est artificielle, mais elle permet de raconter autrement la manière dont un jeune médecin qu’elle nomme Narcisse, en hommage à son grand-père, a vécu cette violence de guerre à nulle autre pareille dans les Ardennes belges. Certes, prévient-elle, "l’historien n’est pas un auteur de fiction". Mais la manière de réunir les traces du passé permet de saisir une situation inimaginable. Toutes les scènes sont véridiques, mais elles sont tellement épouvantables qu’on a peine à se les représenter. Dans l’odeur de sang, de poudre et de peur, les corps des soldats surgissent démembrés, déchiquetés, ravagés par la puissance de feu d’une guerre moderne. Entre Rossignol et Neufchâteau, les Français qui portaient encore le pantalon garance subirent des orages d’acier. Dans ce fracas d’un combat de plus de sept heures, Narcisse et ses compagnons brancardiers prennent en charge l’enfer : des corps fendus en deux, les viscères répandus, des visages arrachés, des pieds broyés, des blessés qui ne peuvent plus contenir les giclées de sang, les amputations qui s’enchaînent - "Monsieur, vous coupez ça comme un saucisson" -, les effluves de teinture d’iode et de cadavres, la haine des Boches, l’envie d’en découdre après avoir vu tant de chair disloquée. On a beau l’avoir lu et relu, cette Grande Guerre fut surtout grande dans son horreur.

D’une écriture neutre, descriptive, chirurgicale qu’on n’ose pas qualifier de blanche dans cet océan de rouge, Sophie Delaporte colle au plus près du chaos. Elle nous montre Narcisse et les autres médecins obligés dans l’urgence de faire des choix, c’est-à-dire de désigner les déjà-morts qu’on ne pourra pas soigner pour sauver des encore-vivants.

L’historien n’est pas un romancier, mais ce texte concis montre qu’il devrait s’intéresser davantage au récit pour transmettre son savoir. Cela revient à vouloir reconstituer un tissu avec des bouts disparates sans que cela fasse patchwork. Saluons donc l’exploit et le doigté. On ne voit pas les coutures. L. L.

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