C'est un jour à Levallois, un jour de la trente-huitième année d'Isabelle Sorente. L'autrice est alors en plein burn-out, anéantie par un surmenage professionnel dont elle perçoit les contours sans savoir vraiment comment y échapper. Un jour comme ceux qui ont précédé, de larmes et de fatigue, d'indécision de soi et du monde. Ce jour-là, elle suit sans vraie conviction une amie pour recevoir l'enseignement d'un maître bouddhiste, le lama Sogyal Rinpoché. Celui-ci lui donne une « instruction » qui va lui ouvrir une fenêtre sur le champ des encore possibles : « Il fut un temps où une seule instruction pouvait mener à l'éveil, lui dit-il. Une très ancienne instruction bouddhiste recommande à celui qui cherche une vie nouvelle de se mettre à la place d'un animal conduit à l'abattoir. » Une vie nouvelle ? « Vita nuova », comme ce roman que le Barthes de la fin cherchait en vain à écrire. La romancière est bouleversée et va suivre cette instruction qui ouvre devant elle un chemin indécis. Elle y fera un détour par ses souvenirs, ceux de son enfance, comme ce reportage du journal télévisé qui montra un oiseau englué de pétrole après la marée noire de l'Amoco Cadiz et qui se « suicida » en se jetant dans la mer de mazout. La petite fille pleura beaucoup, la femme découvre qu'elle est restée inconsolée.
Nul besoin d'être très versé dans l'ésotérisme, les philosophies orientales, pas plus que dans la militance écolo-climatique, pour prendre la pleine mesure de la sombre beauté de L'instruction, le nouveau roman d'Isabelle Sorente. Pour cela, un usage résolument passionné de la littérature suffira. On retrouvera dans ces pages le lyrisme noir qui était déjà à l'œuvre dans le si intrigant Complexe de la sorcière (Lattès, 2020). C'est parce que le malaise, en ce qu'il peut avoir de fascinant, est depuis toujours la figure de style première de l'écriture et de l'inspiration de la romancière. On s'est parfois trop attaché à celui-ci au détriment de l'humanité et somme toute de la tendresse qui s'y cache trop bien pour un lecteur inattentif. Ainsi, parmi les plus belles pages du livre, il y a celles où l'autrice documente sa vie de couple avec son compagnon, Jean, moins ouvert qu'elle aux égarements de ce qu'elle appelle « l'âme », mais tout aussi épuisé, marchant tout autant à côté de sa vie et en souffrant. C'est un même regard, profondément compassionnel, qui relie ici les hommes et les bêtes plongés dans leur nuit et leur souffrance. D'un élevage industriel décrit comme un tableau de Jérôme Bosch, Isabelle Sorente nous plonge au cœur du désastre. Après tout, qui fait l'ange fait la bête.