« Depuis le début de la période de confinement, ce qui me frappe le plus est l’étrange rapport au temps qui est désormais le nôtre.
Le travail quotidien dans une bibliothèque de recherche telle que la nôtre (
http://bljd.sorbonne.fr/) est d’ordinaire dense, mais rythmé par des moments plus intenses. Les tâches de fond – le classement, catalogage et conditionnement des archives littéraires nouvellement entrées, l’accueil des chercheurs venus du monde entier, la gestion administrative et financière, les rapports avec les fournisseurs, les libraires spécialisés, les nécessaires chantiers à mener pour la recotation, le réaménagement des magasins –, sont régulièrement ponctués de temps forts : pour les acquisitions, il nous faut assister à des ventes aux enchères publiques, à Drouot, chez Christie’s, chez Sotheby’s, après avoir sollicité, pour les lots qui nous intéressent, des autorisations de préemption auprès de notre ministère. Pour les expositions, qui représentent l’une des principales activités de la valorisation des collections, nous devons préparer des documents précieux pour une trentaine d’expositions par an, examiner leur état, rédiger les constats, établir les valeurs d’assurance, signer les contrats de prêt, organiser des convoiements en France et à l’étranger, et, la plupart du temps, effectuer des déplacements pour assurer le montage de l’exposition et garantir que les archives que nous prêtons bénéficient des meilleures conditions de sécurité possibles.
Plongée en apnée
Enfin, notre mission principale, qui consiste à mettre à la disposition des chercheurs et des enseignants les ressources de nos collections, ne suppose pas seulement l’accueil d’un public spécialisé : nous avons, depuis plusieurs années, renforcé son impact en organisant, en collaboration avec des enseignants-chercheurs des universités parisiennes et d’Ile-de-France, la formation d’étudiants de niveau master lors de séances de séminaire in situ, construites autour des manuscrits que conserve la bibliothèque. L’accès aux documents originaux donne corps et chair à l’enseignement dispensé de manière théorique par les professeurs ; l’émotion face à l’archive offre aux jeunes étudiants, qui deviendront pour certains les chercheurs de demain, un accès tout autre à la littérature et au travail de l’écrivain, saisi dans le geste de l’écriture : les brouillons soigneusement raturés d’André Breton, au contraire de la fluidité de composition d’Aragon, les galets ou les bois flottés enluminés d’un René Char attaché à sa terre de Provence font tout à coup surgir la réalité matérielle de la création poétique.
Or, juste avant l’annonce du confinement, ce temps dense mais cadencé, s’est brusquement emballé. En l’espace de quelques heures, il a fallu tout organiser. Prévenir les lecteurs, souvent venus de loin pour un séjour de recherche de quelques jours ou quelques semaines, de la fermeture au public ; prendre les dispositions nécessaires pour la sécurité des locaux ; préparer le télétravail pour ceux d’entre nous qui peuvent y recourir, assurant ainsi la pérennité de quelques-unes de nos missions.
Et, d’un seul coup, nous nous sommes retrouvés plongés dans un temps parfaitement étale. Au silence de la ville s’accorde le flux ralenti des sollicitations : quelques factures courantes à certifier pour que soient payés nos fournisseurs ; quelques réponses à des demandes d’iconographie pour des publications ; des polices d’assurance à prolonger pour les documents bloqués dans des expositions désormais fermées. Reste alors la plongée en apnée dans les travaux scientifiques de valorisation des fonds : articles pour des revues, communications pour des colloques, notices pour des catalogues – missions fondamentales pour la visibilité des collections et pour la connaissance que les conservateurs en peuvent acquérir, qui sont souvent réservées aux trop rares moments de disponibilité dans notre quotidien. Et voilà maintenant que cela passe au premier plan ! Alors oui, malgré l’inquiétude pour les malades, les soignants, pour tous ceux qui souffrent de la précarité, on trouve une forme de bonheur à se livrer en continu à la lecture et à l’écriture.
Au rythme d'événements vieux, mais aux accents actuels
Le grand projet du moment est la préparation d’une exposition en partenariat avec la BNF sur les débuts du surréalisme, qui sera présentée au public en novembre, pour le centenaire des
Champs magnétiques, premier texte d’écriture automatique conçu par Breton et Soupault. Cette exposition, axée sur l’aspect littéraire de l’un des mouvements artistiques les plus importants du XX
e siècle, permettra de présenter au public des trésors peu ou pas connus, les manuscrits des
Champs magnétiques, de
Nadja, mais aussi la floraison de revues, de tracts, dont s’est accompagnée la naissance de ce mouvement, ou encore les fameux « papillons » surréalistes, petits libelles, destinés à couvrir les murs de la ville, proclamant la nouvelle vision du monde de ces tout jeunes gens, appelant à libérer l’esprit humain de tous les carcans anciens.
Coordonner le catalogue avec les collègues de la BNF, co-commissaires de l’exposition et, avec la conseillère scientifique, directrice de recherche au CNRS, en rédiger les textes, en choisir les illustrations, c’était vivre durant ces dernières semaines au rythme d’événements vieux d’un siècle mais aux accents pourtant étrangement actuels. Echanges de messages passionnés, relectures dans la générosité et la confiance de textes souvent rédigés à plusieurs mains, l’aventure a été belle et fructueuse. Elle est appelée à se poursuivre, mais elle restera pour nous tous intimement liée à ce moment étrangement suspendu de l’année 2020. »
Et vous ? Racontez-nous comment vous vous adaptez, les difficultés que vous rencontrez et les solutions que vous inventez en écrivant à: confinement@livreshebdo.fr