D'un livre à l'autre en passant par la vie, en passant par la mort, en passant par l'absence. Au départ, il y a Enid Blyton. Un Club des cinq que lit en vacances une petite fille qui s'identifie un peu à Claude, l'héroïne audacieuse de la série. C'est l'été, la mère de la jeune lectrice est au loin, l'avenir promet de durer longtemps. Pourtant, il va s'interrompre à jamais, la condamnant, plus qu'à un passé qui ne passe pas, à la cristallisation infinie du présent. « La scène capitale » chère à Pierre Jean Jouve. On lui a dit que sa mère était à l'hôpital, on lui apprend bientôt qu'elle est morte. Un suicide. Dès lors, un rendez-vous pour toujours caché entre les pages des livres ; ceux que lit l'enfant, ceux que quelques années plus tard elle écrira. Les histoires qu'on se raconte pour donner du sens à la sienne... Il y aura donc celle-ci comme surgie du dos noir du temps : une famille en Corse, un père et une mère, jeunes et aimants, deux gamines à qui tout est confusément promis. Des paysages, les sentiers de l'île parcourus auprès de Louis, le père chasseur, les pages traduites du russe par la mère, Tolstoï surtout. Et un secret caché sur une armoire dans la maison familiale, un secret dont la révélation agira comme une déflagration, emportant avec elle toute tentative d'harmonie et laissant dans son sillage l'odeur tenace de la peur et de la solitude.
« Ma ligne de chance ? Fictionner le réel. Le dissoudre dans une imagination débordante et ils font vase communicant. Le roman, traduction romanesque d'un drame vécu, avec un prolongement : ce qui aurait pu arriver. Tout ce que l'on se raconte. En entrant dans les brèches du réel, je pénètre dans un royaume presque infini. Écrire c'est s'emparer du presque. » C'est dans cette marge, fragile, magnifique, que se déploie comme un origami le projet littéraire d'Isabelle Desesquelles. Là où je nous entraîne, roman de la sidération et d'une consolation impossible, est peut-être le plus beau livre de cette autrice qui fut aussi libraire (à Paris et Toulouse) et a créé une maison d'écrivains quelque part sur le causse lotois, entre Cajarc et Saint-Cirq-Lapopie, à juste distance de Sagan et Breton... Elle y célèbre donc, avec une belle impétuosité et un engagement stylistique de chaque instant, les noces troubles du réel ou de ce qui en tient lieu, de la fiction et de sa puissance de résolution. Grandiose, dévasté.
Là où je nous entraîne
JC Lattès
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 20,90 € ; 286 p.
ISBN: 9782709670722