Encore un, dira-t-on, qui a succombé à la toute-puissante attraction indienne. Après bien d’autres, Michaux par exemple, le jeune Arthur Grossmann (il est né en 1991) a fait le grand saut, corps et âme. En Inde, on se perd ou l’on se trouve, parfois les deux. Pour peu que l’on soit réceptif, ce qui est à l’évidence son cas, on ne revient jamais, si l’on revient, tel que l’on est parti. Carnet sans cesse à la main, notant quelquefois en temps réel ce qui se déroule, Grossmann s’est lancé dans un voyage de cinquante jours, de Delhi à Delhi, une vaste boucle à travers toute l’Inde du Nord, Lucknow, Bénarès, Jaipur, Pushkar, Jodhpur, Jaisalmer, Agra, Cachemire, Ladakh, quelques hauts plateaux himalayens, Haridwar, Rishikesh… De ce long road-trip souvent acrobatique, il a rapporté ce livre court et dense, Vertige indien, et composite.
Récit de voyage, certes, aux jours les jours, numérotés. Mais aussi traité initiatique en deux temps, "L’évasion" et "La voie". D’autant que le texte est entrecoupé de poèmes à la fois lyriques et mystiques, planants presque (serait-ce un effet de ce chilom dont notre apprenti yogi a tendance à abuser ?), de ceux qu’un gourou pourrait adresser à un disciple imaginaire, son frère, son lecteur. L’auteur lui parle directement, le tutoyant, et le nommant "Affranchi". Parfois, la prose poétique d’Arthur Grossmann nous rappelle le Gide des Nourritures terrestres, destinées à un Nathanaël à qui il prêchait la liberté, l’émancipation, la quête de soi-même.
L’Inde est un pays où le sublime et l’atroce se coudoient à chaque instant, et sur qui, écrivant, il est aisé de tomber dans le pittoresque, le cliché ou la généralisation. Tous écueils que Grossmann évite, peut-être parce qu’il est vraiment focalisé sur sa quête métaphysique. Cela ne l’empêche pas de faire de belles rencontres, comme toujours en Inde. Nakul, le voleur "de luxe" trouvé à Bénarès, puis compagnon de quelques beuveries mémorables jusqu’à Jaipur. Jahel, le yogi de la forêt de Manali, et ses pouvoirs magiques. Et surtout Namkha, le jeune Ladakhi perdu dans ses montagnes, qui "hiberne" l’hiver et en profite pour apprendre des langues étrangères dans les dictionnaires que lui laissent les touristes. Arthur, lui, lui offre L’odyssée en français. La scène est belle, émouvante. On espère que Namkha parle désormais notre langue.
L’aventure s’achève à Rishikesh, dans l’ashram où séjournèrent les Beatles en février 1968, épisode dont Arthur Grossmann exagère la portée. Seul George Harrison était "venu méditer §" et aimait profondément l’Inde. Il lui reste maintenant à repartir : toute l’Inde du Sud, la "vraie", l’attend.
Jean-Claude Perrier