Outremer

Guyane : le livre dans la tourmente

Manifestants à Maripasoula, Guyane, le 28 mars. - Photo m. alamachere/france-guyane/maxppp

Guyane : le livre dans la tourmente

Les professionnels du livre guyanais sont touchés de plein fouet par la grève générale, qui bloque tout le territoire. Ils espèrent malgré tout que ce mouvement contribuera, à terme, à dynamiser un marché du livre plutôt bien orienté depuis 2015 dans l’ensemble des Drom-Com, même s’il doit y relever de nombreux défis structurels.

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Par Cécile Charonnat, Clarisse Normand, Anne-Laure Walter
Créé le 07.04.2017 à 01h32 ,
Mis à jour le 07.04.2017 à 10h27

Malgré leur solidarité affichée, les libraires de Guyane commencent à trouver le temps long. La grève générale qui depuis le 27 mars bloque quasiment toute activité économique sur ce territoire ultramarin, dans le nord de l’Amérique du sud, affecte dangereusement leur économie, déjà fragile.

"Nous ne pouvons plus rien faire : toutes les commandes sont bloquées, plus aucun livre n’arrive et, même si nos boutiques restent ouvertes, nos clients ne viennent plus", s’inquiète Judith Convert. Sans chiffre d’affaires depuis quinze jours, la propriétaire de la librairie-papeterie Le Toucan, à Saint-Laurent-du-Maroni, dans le nord de la Guyane, craint, comme son confrère Frédéric Dumas, de La Cas’a Bulles et de Lettres d’Amazonie, à Cayenne, de ne pouvoir régler les charges et les salaires du mois d’avril. Elle redoute, alors que le mouvement se durcit, "de devoir envisager des licenciements si une solution rapide n’est pas trouvée", et cela malgré les mesures de sauvegarde sollicitées dès le 28 mars par Frédéric Dumas, et acceptées par la Centrale de l’édition et les fournisseurs, telle une souplesse accrue sur les échéances et les retours.

Plus rien ne sera comme avant

En dépit des menaces directes qu’elle fait peser sur l’économie du livre, la crise que traverse la Guyane suscite aussi des espoirs. "Après ces événements, plus rien ne sera comme avant, veut croire Tchisséka Lobelt, qui promeut le livre depuis vingt ans en Guyane à travers son association Promolivre. C’est l’occasion pour les acteurs de la chaîne du livre, qui restent éclatés, de se rassembler, de porter des projets communs et de sortir de l’entre-soi." Parmi les multiples revendications portées par les différents collectifs à l’initiative de la grève générale, Tchisséka Lobelt souhaite inscrire la création d’un fonds spécifique au livre et à la lecture, qui permettrait notamment d’aider les auteurs locaux à se déplacer et à rayonner sur le territoire guyanais et en dehors de lui.

Le manque de médiatisation et de publicité autour des auteurs guyanais, pourtant en plein renouvellement, ne constitue pourtant pas la moindre des difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs du monde du livre en Guyane. S’y ajoutent, pêle-mêle, la réduction des soutiens publics aux manifestations littéraires, comme le Salon du livre de Cayenne, qui finissent par s’étioler au fil des ans ; le manque de moyens, et surtout d’effectifs et de formation pour faire vivre un réseau de lecture publique par ailleurs déficitaire en mètres carrés ; des disparités énormes de moyens selon les communes ; une politique publique du livre quasi inexistante ; ou encore un prix du livre surtaxé.

Hors-sol

"Nou bon ké sa !" ("on en a marre", en créole), lance vertement Monique Dorcy. La documentaliste fraîchement retraitée, mais toujours très investie, reprend là le slogan scandé lors des manifestations. Elle déplore que "le livre soit le parent pauvre de l’économie et pâtisse du fait que tout doit transiter par la métropole. Acheter des livres brésiliens et surinamiens, qui permettraient de refléter le multiculturalisme de la Guyane, relève du parcours du combattant. Cela nous conduit à une contradiction terrible. Nous sommes hors-sol : ignorés de la métropole et étrangers à ce continent sur lequel nous vivons."

La situation des libraires se révèle tout aussi délicate. Très peu nombreux et concentrés - sur les cinq librairies de Guyane, quatre se trouvent à Cayenne -, ils sont confrontés à des défis communs à l’ensemble de la profession comme la concurrence d’Internet ou le déport de l’activité commerciale vers des zones périurbaines.

Mais ils doivent en outre jongler avec des difficultés propres à la Guyane : les représentants ne passent qu’une ou deux fois par an ; l’équation entre les coûts et les délais de transport est difficile à résoudre, l’avion, plus rapide, demeurant plus cher (2,65 euros le kilo de marchandise) ; les délais de paiement des collectivités courent parfois au-delà de six mois, auxquels s’ajoute un "énorme problème de recrutement, pointe Frédérique Dumas. Les libraires venus de métropole ne restent pas et les locaux, qui ne manquent pas de bonne volonté, sont très peu formés et conservent un rapport au livre et au service client difficile."

Un tout petit marché

Le contexte socioculturel spécifique explique en grande partie les difficultés des acteurs du monde du livre à le faire vivre en Guyane. Deuxième région française, juste derrière la Nouvelle-Aquitaine, par sa superficie, mais avant-dernière par sa population (254 000 habitants), la Guyane ne possède qu’un vivier de lecteurs potentiels réduit et ne constitue qu’un tout petit marché. Un tiers de la population, qui a d’autres urgences que le livre, ne maîtrise pas le français. La scolarisation est plus faible qu’en métropole et les écarts de richesse figurent parmi les plus élevés. "Une partie de la population ne connaît pas le livre ou ne le voit pas comme quelque chose de positif, il y a encore une certaine méfiance", observe Marie-George Thebia, auteure de deux romans.

Parmi les populations autochtones, Amérindiens ou Bushenengués, la culture de l’oral reste dominante. "L’écrit, c’est presque nouveau et il faut souvent reprendre les choses à la base", souligne Elodie Prodel. La directrice de Guyalire préfère toutefois parier sur ce besoin de formation et d’apprentissage pour porter et faire grandir l’entreprise singulière qu’elle a créée en 2011 et qui réunit une activité de grossiste et une librairie ambulante. C. Ch.

Guyane : "Amener le livre au plus près des gens"

Elodie Prodel.- Photo DR

Elodie Prodel dirige la librairie ambulante-grossiste Guyalire.

A contre-courant du discours ambiant, plutôt pessimiste, Elodie Prodel, qui a fondé en 2011 Guyalire, une activité de grossiste doublée d’une librairie ambulante, place beaucoup d’espoir dans l’avenir du livre en Guyane. "Si nous parvenons à penser le marché différemment, en fonction de nos particularités, qui diffèrent du reste des territoires ultramarins, le livre a de beaux jours devant lui", plaide cette enfant du sérail, dont le père a dirigé la librairie Monerville, à Kourou, où elle a fait ses classes avant de travailler à Encrages (Kourou), puis à la librairie des Amandiers (Cayenne).

Elodie Prodel s’emploie à proposer du livre partout où c’est possible, des grandes surfaces aux carnavals et festivals de communes isolées, pour toucher toutes les populations, et notamment les nombreux jeunes.

"Il faut amener le livre au plus près des gens, l’expliquer, le démocratiser et contribuer ainsi à créer une culture de l’écrit, encore balbutiante", martèle la jeune femme, qui souhaite, grâce à ce "travail acharné", créer chez les Guyanais un nouveau réflexe : "Lire, c’est indispensable." C. Ch.

Mayotte : "Les livres sont trop chers"

La Maison des livres à Mamoudzou, Mayotte.- Photo LA MAISON DES LIVRES

Marie-Laure Thoret est directrice générale de La Maison des livres à Mamoudzou.

"Mayotte a les mêmes problèmes que la Guyane", lance Marie-Laure Thoret, directrice générale de La Maison des livres à Mamoudzou. Sur un territoire marqué par une forte pression migratoire, des problèmes d’insécurité et une crise à la fois économique et sociale, faire vivre une librairie capable de proposer une offre généraliste large et des services de qualité est un défi permanent. "Tout d’abord, il y a un problème de délai de transport : il faut un mois pour acheminer par avion les livres en provenance de la métropole et trois mois par bateau, explique Marie-Laure Thoret, salariée du groupe depuis vingt et un ans. Surtout, ils sont trop chers par rapport au niveau de vie de la population. Leurs prix sont de 25 % plus élevés qu’en métropole à cause du transport, alors que les revenus des gens ici sont bien moindres. Du coup, les achats se limitent souvent aux ouvrages utilitaires. Pour ne rien arranger, poursuit-elle, ces dernières années des libraires métropolitains se sont mis à répondre aux marchés scolaires locaux avec des conditions sur lesquelles nous ne pouvons pas nous aligner."

Pour survivre, La Maison des livres s’est diversifiée, développant à partir de 2000 une activité de papeterie. Aujourd’hui, elle continue à miser sur le service, avec des rencontres organisées en magasin, des prises de commandes unitaires pourtant non rentables, et un projet d’ouverture de site Internet marchand.

C. N.

Polynésie : "L’accès au livre est défaillant"

Christian Robert, éditions Au vent des îles à Tahiti.- Photo OLIVIER DION

Christian Robert est directeur des éditions Au vent des îles, à Tahiti.

Depuis quatre ans, la Polynésie française a retrouvé sa tranquillité. "L’instabilité politique que nous avons connue a été un facteur de délitement dans tous les secteurs, y compris la culture qui a besoin d’être pensée à long terme", estime Christian Robert, directeur des éditions Au vent des îles, à Tahiti, et préside l’association des éditeurs. "Nous déplorons le quasi-désert de la lecture publique, mais nourrissons beaucoup d’espoirs pour le projet de médiathèque territoriale qui pourrait voir le jour l’an prochain, ajoute-t-il. L’accès au livre est extrêmement défaillant, or c’est la base du développement du secteur."

La position de pays éloigné de 18 000 km de la métropole pénalise beaucoup les libraires car les livres sont vendus parfois le double de leur prix. Et les sites marchands ne proposent que 10 euros de frais de port. "Je suis inquiet car les lecteurs ne vont plus en librairie. Entre 2008 et 2015, j’ai perdu 100 000 euros de chiffres en librairie chaque année."

L’éditeur compense par son dynamisme, l’ouverture d’un point de vente et les salons qui couvrent tout le territoire, jusqu’aux Marquises. A.-L. W.

Guadeloupe : "Nous devons former notre personnel nous-mêmes"

Marie-Héloïse Stimpfling Assier est gérante du grossiste et libraire CMA.

Marie-Héloïse Stimpfling Assier.- Photo CLMA

"On se sent proche des Guyanais. Ce qu’ils vivent aujourd’hui, nous l’avons vécu il y a huit ans", observe Marie-Héloïse Stimpfling Assier. Gérante de CMA, un des plus importants acteurs du marché du livre en Guadeloupe avec quatre libraires et une activité de grossiste, elle se souvient que, durant les émeutes de 2009, l’économie de l’île avait été réduite à néant, et surtout qu’une des librairies du groupe créé par son père avait été incendiée. "Il a fallu un an pour la reconstruire", précise cette entrepreneuse qui a repris, fin 2009, les rênes de l’entreprise familiale avec son frère et sa sœur. Depuis, elle a ouvert deux nouveaux points de vente dans l’île, dont l’un spécialisé en BD, mais a perdu la concession de celui que le groupe gérait au sein de l’aéroport. Evoquant, comme tous ses confrères d’outre-mer, la problématique de la distance avec la métropole et les longs délais d’acheminement, Marie-Héloïse Stimpfling Assier pointe, de manière plus spécifique, la difficulté à trouver du personnel formé. "Du coup, nous embauchons les gens en CDI et nous les formons nous-mêmes", explique-t-elle. En 2016, les quatre librairies CMA, qui vendent aussi de la presse et de la papeterie, ont réalisé un chiffre d’affaires livre de 1,6 million d’euros.

C. N.

La Réunion : "Longs délais d’acheminement et donc lourde gestion des stocks"

A droite : Olivier Koenig, librairies Gérard.- Photo LIBRAIRIE GÉRARD

Olivier Koenig est le P-DG du groupe Gérard, qui comprend deux librairies.

Alors que La Fnac a débarqué l’été dernier à la Réunion, où elle remplace un magasin Agora, et qu’un premier Espace culturel E. Leclerc a ouvert en octobre au sud de l’île, Olivier Koenig, P-DG du groupe Gérard, se montre serein. L’enseigne, développée par son grand-père, demeure le premier vendeur de livres sur l’île avec deux librairies générales à Saint-Denis, auxquelles s’ajoute une activité en fournitures de bureau. Surtout, elle dispose d’une infrastructure adaptée aux contraintes locales.

"La grande différence entre la métropole et l’Outremer, explique Olivier Koenig, ce sont les délais d’acheminement et donc la gestion des stocks. Au lieu d’avoir une réserve de 60 m2, j’ai un entrepôt de 700 m2. Cela a un coût, mais nous sommes réactifs."

Olivier Koenig reconnaît pourtant qu’Amazon, qui passe par la poste, répond plus rapidement aux commandes clients que les librairies, qui passent par un transitaire. Mais il observe que cette concurrence est atténuée sur l’île par l’importance des coûts postaux qui rendent "les livres sur Amazon plus chers que dans nos magasins".

Evoquant le rôle culturel de la librairie sur l’île, le libraire pointe en revanche les difficultés à faire venir "des têtes d’affiche" de métropole. A bon entendeur…
C. N.

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