Interview

Gisèle Sapiro : « Le prix Nobel a un biais cognitif occidentalocentré »

Gisèle Sapiro - Photo Bénédicte Roscot

Gisèle Sapiro : « Le prix Nobel a un biais cognitif occidentalocentré »

Alors que le lauréat du prix Nobel de littérature sera annoncé le 10 octobre, Gisèle Sapiro partage dans son nouvel essai Qu'est-ce qu'un auteur mondial ? (EHESS/Gallimard/Seuil) ses analyses du champ littéraire transnational et pose les jalons d'une sociologie de la littérature mondiale.

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Par Sean Rose
Créé le 09.10.2024 à 14h30

Livres Hebdo : Vous appelez de vos vœux la fondation d'une sociologie de « la littérature mondiale ». Qu'apporte une telle approche ?

Gisèle Sapiro : Les œuvres ne circulent pas seulement dans le ciel des idées. L'approche sociologique prend en compte les individus et les institutions. Gaston Gallimard publie Faulkner dès les années 1930 et dans une lettre que j'ai retrouvée dans les archives, il réitère sa volonté de publier l'écrivain américain « malgré l'indifférence du public français ». La meilleure vente de Faulkner est Sanctuaire, qui s'écoule à 3 900 exemplaires en cinq, six ans ! Tandis que j'agonise, c'est mille exemplaires vendus... Autre effort de traduction : Hubert Nyssen qui, avec la création d'Actes Sud, offre la plus grande diversité de langues étrangères modernes traduites. Il y a eu un avant et après Actes Sud...

Quant aux institutions, elles jouent un rôle non négligeable. Après la Deuxième Guerre mondiale, l'Unesco avait mis en place un programme de traduction vers le français et l'anglais, les deux langues officielles de cette institution, pour favoriser « l'interpénétration littéraire », notamment avec les pays d'Asie et d'Amérique latine. Ce programme durera jusqu'en 1986. Dans la fabrique de l'auteur mondial, il y a un triple enjeu : culturel, politique et économique. À un moment donné, l'un de ces enjeux prend le dessus. Pendant la guerre froide, c'était l'enjeu politique. Grâce à ses réseaux communistes, l'éditeur italien Feltrinelli a obtenu le manuscrit du Docteur Jivago de Boris Pasternak... Ce chef-d'œuvre exfiltré clandestinement a valu à l'écrivain russe de remporter le prix Nobel de littérature. Mais les trois enjeux sont étroitement liés. Le cas de Faulkner illustre l'économie symbolique que décrit Bourdieu : il y a les ventes à court terme et l'accumulation de capital symbolique sur le long terme, qui peut se convertir en capital économique... En cela, Gaston Gallimard avait vu loin puisque Faulkner sera récipiendaire du Nobel de littérature en 1949, ce qui fera de ses œuvres des livres de fond, une manne pour toute maison d'édition.

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La première foire de Francfort, inaugurée le 17 septembre 1949.- Photo RF - DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP - RICHARD KOLL

 

À propos du Nobel justement, on s'étonne du peu de prix décernés à des non-Occidentaux...

En effet, le premier « non-Occidental » à recevoir le Nobel est l'Indien Tagore en 1912, le premier d'Afrique noire est le Nigérian Wole Soyinka en 1986... Il n'y a eu que deux écrivains japonais (Kawabata et Oé), deux de langue chinoise (Gao Xingjian et Mo Yan), un seul de langue arabe (Naguib Mahfouz). Vu l'ancienneté et la richesse de ces littératures, cela paraît assez étonnant. Mais cela s'explique par ce que j'appelle un biais cognitif occidentalocentré (et aussi masculin). Les conditions d'accès à « l'universel » sont inégales. Par exemple, on considère que le récit d'un écrivain américain qui parle de son bled dans le Midwest est plus universel que celui d'un auteur issu de la périphérie de ce marché littéraire mondial, qui est immédiatement classé « régional ». Pour le promouvoir, on mettra en avant l'aspect exotique ou la question politique dans son œuvre, plutôt que les aspects esthétiques. Cela dit, il y a eu dès l'après-guerre une pression des pays du Sud pour accéder à la reconnaissance. Pour les femmes, cela change aussi.

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À la London Book Fair, sur le stand des professionnels du livre chinois.- Photo XINHUA VIA AFP - XINHUA NEWS AGENCY.ALL RIGHTS RESERVED - LI YING

 

Pourquoi parlez-vous de « champ littéraire transnational » et non « international » ?

L'internationalisme n'est qu'une forme de la circulation transculturelle des œuvres littéraires. Il suppose l'existence des États-nations. Or, des œuvres ont circulé avant la constitution de ces États-nations. Parler de transnational plutôt que d'international me paraît plus juste pour décrire l'échange entre langues et cultures. Les aires linguistiques forment un marché où les livres circulent par-delà les frontières nationales, et il existe des espaces d'échange qui ne sont pas organisés par les États-nations, comme les foires du livre. L'internationalisation va de pair avec la nationalisation. Les nations se sont forgé une identité littéraire et ont constitué un patrimoine littéraire qu'elles ont fait rayonner à travers le monde. En France, c'est par l'officialisation de l'Académie française que Louis XIV décide de donner une position privilégiée à la langue française par rapport au latin, qui prévalait dans les universités. Ce modèle d'officialisation et de légitimation de la langue vernaculaire comme langue littéraire sera imité par d'autres pays. La légitimation passe également par la traduction. Avoir une littérature lue à l'étranger prouve l'influence d'un pays à l'international.

Quand l'auteur mondial émerge-t-il ?

La notion juridique d'auteur émerge sur le plan international à la fin du XIXe siècle, avec la Convention de Berne de 1886 sur la propriété littéraire. Cet accord international va réguler un marché qui, auparavant, passait par des traités bilatéraux entre pays. Après la Deuxième Guerre mondiale, les réseaux transnationaux d'intermédiaires - traducteurs, éditeurs, agents littéraires, critiques - prennent le dessus sur ces échanges étatiques, avec le développement des foires du livre : Francfort en 1949, Londres en 1971...  Dans les années 1980, la globalisation va accélérer la remise en cause du rôle des États-nations et intensifier les échanges avec les pays du Sud. En cette période de libéralisation du marché mondial et d'ouverture des frontières par l'accord général sur les tarfis douaniers et le commerce (GATT), dont le dernier cycle de négociation entamé en 1986 aboutit à la création de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), les foires du livre se multiplient. Dans le même temps, des festivals internationaux de littérature émergent. Les pays dits du Sud essayent de s'intégrer dans ces échanges. C'est une période que je caractérise également par l'américanisation, car l'édition étasunienne devient dominante à partir des années 1970, et plus encore après 1989.

Pour en revenir au prix Nobel, le fait qu'Annie Ernaux a été récemment récompensée, après Le Clézio et Modiano, peut-il relancer la littérature française à l'étranger ?

Oui, mais la littérature française subit un renversement d'hégémonie face aux États-Unis. Si la France joue un rôle très important dans la diversification de ce marché mondial - on traduit ici énormément de langues, chez de grands éditeurs - grâce à des institutions comme le CNL, la littérature française est considérée, dans le monde anglo-saxon notamment, comme formaliste et nombriliste. Alors que les concentrations éditoriales y ont conduit à délaisser la politique d'auteur ou à favoriser des écrivains issus de programmes de creative writing, aux schémas narratifs assez routinisés, faciles d'accès, et partant plus rentables. La littérature française est vue comme « upmarket », haut de gamme. Ce sont surtout les presses universitaires ou de petites maisons qui s'aventurent à traduire du français. Annie Ernaux avait été traduite bien avant son Nobel par l'éditeur américain indépendant Seven Stories. Cette relégation aux marges relève aussi de la prophétie autoréalisatrice : L'élégance du hérisson de Muriel Barbery, dont aucun grand éditeur américain ne voulait, a été traduit en anglais par l'antenne étasunienne de l'italien Europa et est resté des semaines sur les listes des meilleures ventes !

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