Un matin, le collègue du narrateur de Derrière le Cirque d’hiver lui raconte qu’un homme vit dans un mur près de chez lui, recroquevillé dans une position fœtale. Renseignement pris, c’est dans le renfoncement d’une porte, une manière d’alcôve, que ce sans-abri a trouvé refuge. Voilà le collègue presque rassuré. Mur ou pas, porte ouverte ou fermée, qu’est-ce que cela change ? L’homme est sans feu ni lieu, et c’est le réel tout entier qui constitue des murs non d’une maison mais d’une prison, celle de sa condition. Et qu’est le monde si ce n’est un huis clos à ciel ouvert ? Le "premier roman" - il s’agit en vérité du premier récit de quelqu’un qui écrit plutôt de la poésie - de Xavier Person s’ouvre sur cette anecdote de bureau qui donne le "la" à ce texte gyrovague, à l’écriture subtile, émaillé d’observations à fleur de sensation et traversé par une mélancolie tenace. Comment échapper à sa condition ? Tel est le fil ténu qui tient ensemble ces pages d’errance. S’il y a un côté "piéton de Paris" dans le présent incertain d’un homme, marié avec enfant, entre deux âges, deux états d’âme, entre atermoiement et résignation, le narrateur arpente aussi son passé, son enfance à Poitiers, des rapports mutiques avec son père, une fugue adolescent, un vol transatlantique où devant une stupide comédie américaine il fut secoué de larmes. A ses propres souvenirs et rêves, il mêle les confidences d’amis - aveux de regrets ou d’angoisse, bribes d’allégresse : Camille n’a jamais connu son grand-père maternel, qui avait abandonné le foyer, mais il apprend qu’ils habitaient dans le même quartier, à Belleville ; Catherine affiche une sempiternelle bonne humeur que l’on croirait surjouée, n’était le fait que son père est devenu "un légume" après un accident lui enseigne de tout relativiser.
Mère dont la propre mère, juive rescapée, avait toujours occulté la judaïté (Dora Bruder de Modiano est ici une figure tutélaire) ; père avec lequel il ne parvient pas à communiquer et dont un grand-oncle fut un collabo notoire… Les questions autour de la filiation et de l’héritage, du sentiment d’imposture ou d’inadéquation traversent Derrière le Cirque d’hiver. Avec, comme leitmotiv, la fuite, le détachement : "A la souffrance que je croyais mienne, j’avais fini par devenir étranger […]. Peu à peu je ne m’étais plus reconnu moi-même comme le personnage d’une histoire où rien n’était exactement ce que je croyais être, ce à quoi passionnément j’avais adhéré." Un bel art de la fugue, en mode mineur. Sean J. Rose