Si on eût pu arrêter Éole, on l'eût fait. Le dieu des vents aura sans doute filé entre les doigts de la police... Et puis, arrêter une divinité, ce n'est pas sérieux ! En URSS sous Staline, on ne croit pas en Dieu, ni en aucun dieu d'ailleurs, si ce n'est Staline lui-même, lequel agit comme le Tout-Puissant, ayant droit de vie et de mort sur chacun, sachant tout de tout le monde grâce aux services secrets, pouvant tout - même vider la mer, cette petite mer intérieure d'Asie centrale, appelée mer d'Aral, aujourd'hui lac d'eau salée situé entre le Kazakhstan et l'Ouzbékistan... C'est que le Petit Père des peuples s'est enrhumé à cause d'un satané courant d'air venu des steppes, a-t-on diagnostiqué. Un vent qui souffle de ladite mer d'Aral. Son entourage le plus sérieux, à savoir son médecin personnel, diverge : l'homme de science est d'avis que le malade âgé de 70 ans n'a plus la santé, mais il se garde bien de trop partager les fruits de son analyse, vu que, la dernière fois, osant suggérer à Staline de prendre sa retraite, le docteur du dictateur a frôlé le goulag. Alors on s'accorde tous à pointer le doigt vers cette étendue d'eau fautive, qui exhale des vapeurs chargées d'embruns délétères. Haro sur le baudet ! On lance les travaux d'assèchement de la mer d'Aral. La mission insensée est confiée à un jeune ingénieur fanatique. Mais c'était compter sans un autre dieu, aussi fou et tyrannique que le leader soviétique : Éros. Voilà qu'une charmante chamane croise le chemin de l'ingénieur...
Dans Staline a bu la mer, Fabien Vinçon raconte le réel projet écocide du vieux tyran paranoïaque à la manière d'un conte philosophique sur la catastrophe écologique mâtiné de fantaisie cocasse, à travers des mots et un ton qui tirent la tragédie ubuesque vers un certain réalisme magique. Cela étant dit, ou lu, le roman de l'auteur de La Cul-singe (Anne Carrière, 2021) a la vertu, outre le plaisir de lecture qu'il procure, de titiller nos consciences et d'attirer notre attention sur la prosaïque réalité de la mer d'Aral. Si son niveau a fluctué dans l'histoire, l'eau des fleuves environnants a toujours renfloué ce bassin jadis peuplé d'une riche faune aquatique. La salinisation et la sécheresse endémique dues au barrage qui a été construit par le Kazakhstan pour notamment l'irrigation de la culture de coton ont tué quasi toutes les espèces de poissons, détruisant la pêche ancestrale de cette région et faisant de cette mer intérieure jadis la quatrième plus importante au monde un lac déversoir d'engrais et autres produits toxiques. La mer d'Aral, qui s'est réduite comme peau de chagrin au cours du siècle dernier, est vouée à disparaître d'ici quelques années.
Staline a bu la mer
Anne Carrière
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 272 p.
ISBN: 9782380822663