Des destins de tragédies antiques, des hommes qui dévissent, on en a croisé souvent dans les six romans de David Vann traduits en français par Laura Derajinski chez Gallmeister, qui a largement contribué à son succès désormais international. L'histoire est connue : c'est après avoir essayé pendant dix ans d'écrire sur le suicide de son père que David Vann a finalement imaginé la nouvelle qui est devenue Sukkwan island (prix Médicis étranger 2010). Contrairement à ce premier roman choc inspiré d'éléments autobiographiques, dont le spectaculaire coup de théâtre au milieu du récit contournait la question de la mort du père, dans Un poisson sur la Lune, c'est plus frontalement que l'écrivain américain de 52 ans imagine les derniers jours de son propre père, en reconstituant, avant le passage à l'acte, un voyage familial en Californie du Nord où James Vann a passé la première partie de sa vie avant de s'installer en Alaska. Mais il s'agit toujours de fiction puisque le fils adulte s'approche du cœur de la spirale dépressive d'un homme de 39 ans submergé de pulsions destructrices, sans chercher à le regarder avec les yeux du préadolescent qu'il était à l'époque. Et si le dénouement est prévisible, tout l'art de l'écrivain consiste à faire ressentir la tension et la charge de danger qui pèsent sur ces ultimes moments, sur cette virée qui sonne comme une heure de vérité pour tous les protagonistes. Et à accentuer la poignante certitude d'assister à une tournée des dernières fois, tout en cultivant une incertitude pleine de menaces : Jim Vann ne doit-il être protégé que de lui-même ?
Arrivé avec un revolver Magnum dans ses bagages, de Fairbanks, la deuxième ville d'Alaska, au nord de San Francisco où vit sa famille, le premier rendez-vous de Jim Vann, un dentiste au bout du rouleau poursuivi par le fisc, est chez son psy. Celui-ci l'avertit que le médicament qu'il lui prescrit peut accentuer les symptômes, lui conseille de garder les munitions séparées de son arme et préconise qu'il se tienne loin sa deuxième femme Jeannette qui l'a quitté pour un autre. Un avis que partage son frère Doug, son cadet de six ans, qui l'escorte et le surveille comme un enfant, avec pour mission de l'accompagner partout pour le détourner de cette tentation d'en finir qui vient et reflue. Les deux hommes, pas très proches mais qui partagent le goût de la chasse et un passé commun de pêcheurs professionnels, retrouvent ensuite les enfants : David, 12 ans et sa jeune sœur, qui vivent avec leur mère depuis le divorce. Puis c'est la visite-règlement de comptes aux parents dans le bourg d'enfance sur les rives du Clear Lake... La souffrance psychique incontrôlable, doublée d'une douleur chronique aux sinus, ne lui laisse aucun répit. Pas plus que ses obsessions sexuelles, les insomnies et son idée fixe de renouer avec son ex-femme. Et il oscille devant ses proches inquiets, exaspérés et surtout impuissants, entre phases maniaques, auto-apitoiement, euphorie, agressivité et larmes.
En écrivain de la rédemption, avec sa clairvoyance sans indulgence, sa connaissance de l'attraction du vide, David Vann suit au plus près la maladie mentale de cet homme dont l'animal totem est le flétan, ce poisson sous la pression des froides profondeurs, pour tenter de comprendre l'enchaînement d'un geste fatal indéchiffrable. Rest in peace. James Vann, ton fils t'a sauvé du néant.
Un poisson sur la Lune - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laura Derajinski
Gallmeister
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 22,40 euros ; 228 p.
ISBN: 9782351781265