Pour Schopenhauer, l’amour est un leurre, disons, l’appât dont use le vouloir-vivre, la vraie essence du monde, pour faire en sorte que les individus s’unissent, et ainsi que l’espèce se perpétue. On croit tomber amoureux, on est juste tombé dans un piège. On pensait X ou Y unique, fait pour soi, il ou elle n’est que l’attrayant masque des ambassadeurs inconscients de la Vie que nous sommes tous, cette Vie indifférente à nos qualités fortuites. Bien sûr, le philosophe du Monde comme volonté et représentation a élaboré sa théorie avant la contraception et les applications de rencontre (et est peu disert sur les affinités homosexuelles, mais c’est encore un autre sujet…) : aujourd’hui on a le choix de se mettre en ménage sans vouloir d’enfants.
Graham et Audra, les protagonistes des Faux plis de l’amour de Katherine Heiny, eux, ont Matthew, un garçon de 10 ans qui vit dans son monde. En fait, Graham et Audra vivent aussi chacun dans son univers. Graham l’introverti s’est certes séparé d’avec l’efficace Elspeth, juriste dans un cabinet de Manhattan à l’allure "froide, dure, méticuleuse" ("il y avait du hérisson en elle"), mais là il a convolé en secondes noces avec une femme aux antipodes. Autant lui tient des ursidés, autant Audra est l’exubérance et la chaleur humaine incarnées, toujours prête à aider, à prodiguer mille conseils, à refiler des tuyaux : du restaurant à la fille au pair en passant par les médiateurs de couple ou encore l’attitude à adopter lors d’un entretien d’embauche… Audra s’empresse même de devenir la meilleure amie d’Elspeth. "Graham pensait parfois qu’il avait épousé Warren Buffet. Bon, d’accord, une Warren Buffet en jupons, experte à peu près en tout, sauf en finance."
Cette triple dose d’optimisme, Audra en a sans doute plus que quiconque besoin car leur fils Matthew souffre du syndrome d’Asperger. Des ateliers d’origami à un menu très spécifique, car l’enfant est particulier jusqu’à ce qu’il ingurgite. Audra se démène en bon petit soldat de la bonne humeur sous le regard attendri, parfois mélancolique, de Graham qui ne laisse de s’étonner de leurs divergences. Schopenhauer s’est peut-être trompé, l’amour n’est pas un piège, mais un miracle - être ensemble malgré toutes nos différences. Sean J. Rose