À chaque crise ou catastrophe nationale ré- cente, qui ébranle la société tout entière, le phénomène s'est vérifié : la production éditoriale autour de la thématique se relance, les ventes de certains ouvrages sont dopées mais, surtout, un grand classique se dégage, réapparaît parmi les meilleures ventes de livres et s'impose comme un refuge collectif, un doudou de crise en somme. Ainsi, dès le début de la crise sanitaire et du confinement liés à l'épidémie de Covid-19, au début de l'année 2020, un nouveau souffle commercial a porté La peste qu'Albert Camus a publié pour la première fois en 1947. Avant lui Paris est une fête, d'Hemingway (1964) s'est mué en porte-étendard antiterroriste en 2015. En 2016, l'élection de Donald Trump a fait bondir les ventes de 1984, de George Orwell (1949). Tout comme l'incendie de Notre-Dame en 2019 celles de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo (1831). Tandis que le succès de Matin brun, de Franck Pavloff (1998), est indexé depuis 2002 sur l'évolution du niveau des suffrages obtenus par le Front/Rassemblement national.
Chercher un écho à une expérience angoissante
« Quand un événement se produit, on le vit d'abord de manière intime et contemporaine, explique le sociologue Jean Viard. Ce qui va se construire après, c'est un récit qui va devenir une vérité collective. Nous avons besoin de magnifier l'expérience collective, d'"artialiser" l'événement historique en lui donnant une vérité historique et populaire, en inventant du commun. » Pour lui qui publie le 20 août un livre de réflexion et d'analyse sur la crise sanitaire (La page blanche, éditions de l'Aube), les grands classiques littéraires jouent le rôle de « remèdes » qui « éclairent le présent ». Ils « nous permettent de comprendre ce qui se passe en occupant le champ du récit ». Regarder en arrière pour se rassurer, comprendre, et trouver des explications ou des conseils.
« Il n'y a rien d'étonnant que, face au coronavirus, les innombrables lecteurs de La peste dans le monde entier viennent y chercher un écho à l'expérience angoissante qu'ils affrontent », confirme Agnès Spiquel, professeure émérite de littérature à l'université de Valenciennes, membre de la Société des études camusiennes et auteure sur livreshebdo.fr d'une analyse sur l'écho nouveau qu'a pris le classique d'Albert Camus pendant le confinement. « Les hommes d'aujourd'hui ne sont pas très différents de ceux de La peste, dans la diversité de leurs réactions : fuir la ville par n'importe quel moyen ; se noyer dans les divertissements ; faire des affaires ; devenir fou ; se mobiliser pour tenter de protéger contre le virus faute de pouvoir guérir les malades ; [...] Dans leur activité admirable ou dérisoire, les personnages de La peste sont nos semblables, nos frères », y précise-t-elle par exemple. Le sujet était par ailleurs au centre d'une thèse soutenue par l'universitaire Aurélie Palud, dans laquelle l'auteure voit le retour aux « fictions allégoriques » type La peste comme des « formes sens », comme un écho à la peur collective réveillée par les événements catastrophiques.
Marquer le temps par l'art
Dès lors, pourquoi certains classiques s'imposent plutôt que d'autres ? « Avant tout, la puissance de l'œuvre prévaut, donne la densité à sa dimension artistique, et en fait un livre emblématique », décrypte Jean Viard, évoquant Le hussard sur le toit, de Jean Giono (1951), autre gagnant de l'épidémie de Covid-19. Logiquement, on s'empare du livre le plus emblématique, le plus puissant, et le plus en rapport avec l'événement historique que l'on vit. Mais pas seulement. « Une bagarre commerciale entre aussi en jeu, poursuit le sociologue. Pour sortir ou ressortir le livre qui restera emblématique de tel ou tel événement historique, il y a concurrence entre certains éditeurs. C'est à qui frappera le plus vite, le plus fort, et adoptera la meilleure stratégie de communication. » Un phénomène que confirment les services commerciaux de Gallimard, éditeur, notamment via sa collection de poche Folio, d'un grand nombre de classiques de la littérature française. Un seul mot d'ordre dans les cas d'urgence : la réactivité. Comme lorsque l'éditeur a mis en place, immédiatement après l'incendie de Notre-Dame de Paris en avril 2019, une édition spéciale du classique de Victor Hugo. Le résultat fut sans appel : des ventes multipliées par 55 par rapport à la normale.
La finalité, au-delà des succès commerciaux : marquer l'événement par un livre, instaurer un ouvrage emblématique comme un marqueur historique. « Il y a finalement dans tout cela un aspect symbolique : on marque le temps par l'art, on invente une période par la littérature, résume Jean Viard. Il faut marquer une rupture, et pour ce faire le livre devient un objet totémique. »
Hemingway en hérault de la liberté
Paris est une fête : quatre mots apparus dans la nuit. Nous sommes le 13 novembre 2015 et, dix mois après les attaques contre la rédaction de Charlie Hebdo, 130 personnes viennent de perdre la vie dans les rues de la capitale, victimes aussi du terrorisme islamiste. Après le succès en librairie du Traité sur la tolérance, de Voltaire, un court roman signé Ernest Hemingway apparaît au milieu des fleurs et des bougies. Dans cet écrit publié trois années après sa mort, l'écrivain américain raconte sa jeunesse dans le Paris des années 1920. Une époque d'Entre-deux-guerres au climat tolérant et libertaire, à l'effervescence littéraire et artistique. « Si vous avez eu la chance de vivre à Paris quand vous étiez jeune, Paris ne vous quitte plus, car Paris est une fête », écrit le prix Nobel de littérature 1954. Quelques heures après les attentats, un anonyme dépose ces quelques mots devant le Bataclan. Une retraitée fait ensuite le buzz sur les réseaux sociaux avec un message d'espoir dans lequel elle recommande à tous de lire le roman d'Hemingway. Les résultats sont immédiats : le livre s'arrache dans les librairies, se retrouve en rupture de stock, caracole en tête des ventes de nombreuses semaines. Folio doit procéder à plusieurs réimpressions d'urgence. Dans les mois qui suivent, Gallimard revendique des ventes multipliées par 27. Le poids des mots contre les balles et l'obscurantisme.
Albert Camus, prophète mondial
Épidémie, morts en cascade, confinement, déroute collective, absurdité de la vie quotidienne... Sous la plume d'Albert Camus et à travers les yeux du médecin narrateur Bernard Rieux, l'Oran de 1940 dans La peste ressemble étrangement au monde en cette année 2020. Les lecteurs n'ont pas manqué de s'en rendre compte. En France, le classique publié en 1947 est apparu au mois de mai dans le Top 20 Livres Hebdo/GFK des meilleures ventes de livres. Gallimard, qui exploite les droits de l'œuvre dans sa collection de poche Folio, annonce des ventes multipliées par 6 au premier semestre 2020 par rapport à leur niveau habituel. Au-delà des lectures allégoriques que l'on prête souvent au texte, c'est une vision plus frontale et prophétique qui a séduit la planète entière. Dans plusieurs pays européens, l'ouvrage a atteint les sommets des ventes. En Italie, il est passé du 71e au 3e rang des ventes sur Libreria IBS, la principale librairie en ligne. En Chine, le titre a été l'un des plus commandés sur Amazon au premier semestre. Au Japon, fort de sa deuxième jeunesse, le texte sera même pour la première fois adapté en manga dans Comic Bunch, le magazine de l'éditeur Shinch?sha. Plus largement, derrière La peste, d'autres classiques ont bénéficié de l'épidémie et du confinement. Ainsi Le hussard sur le toit, de Jean Giono, qui a fait une apparition dans les meilleures ventes en juin, L'aveuglement, du Portugais José Saramago, L'amour au temps du choléra, de Gabriel García Márquez ou encore le très postapocalyptique La peste écarlate, de Jack London.
Victor Hugo prémonitoire
En cette soirée du 15 avril 2019, une épaisse fumée noire monte en colonne dans le ciel de Paris. Les Français, et derrière eux le monde entier, observent impuissants l'incendie d'un de leur plus grand symbole culturel et historique : Notre-Dame de Paris. Dès le lendemain les ventes de livres s'enflamment à leur tour : les dix-huit premières places du baromètre Amazon, recensant les plus fortes hausses de ventes, sont occupées par des ouvrages en rapport avec la cathédrale. Plusieurs beaux livres, ouvrages de poésie et guides patrimoniaux se retrouvent en rupture de stock. Mais le véritable phénomène éditorial qui a accompagné l'événement a bien évidemment été le classique de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1831). Rapidement, Gallimard en propose une édition spéciale à la vente. Le pari fonctionne à merveille. Par rapport à l'édition classique, les ventes de l'ouvrage sont multipliées par... 55 ! L'occasion pour des dizaines de milliers de lecteurs de redécouvrir certains extraits étrangement prémonitoires. « Tous les yeux s'étaient levés vers le haut de l'église. Ce qu'ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d'étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée », peut-on lire dans ce monument de la littérature française.
« Matin Brun », le long-seller artisanal
Quand une petite nouvelle confidentielle devient, par la force des mouvements électoraux, un long-seller qui continue de s'écouler périodiquement à des dizaines de milliers d'exemplaires vingt-deux ans après sa publication. Voilà comment peut être résumé le parcours éditorial de Matin brun, court apologue de 11 pages signé par l'auteur de polar Franck Pavloff. Il y imagine un pays fictif régit par l'État brun, instance dictatoriale qui commence par interdire la possession de chats et de chiens non bruns. Une mise en garde puissante contre la pensée unique et les extrémismes. Coup d'accélérateur formidable pour Cheyne éditeur, micro-maison de Haute-Loire qui avait publié le court récit en 1998 : la qualification surprise de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l'élection présidentielle de 2002. Au matin du 22 avril, Jean-François Manier, fondateur de la maison, a une intuition et envoie quelques services de presse. Le 2 mai, une chronique matinale sur France Inter encense la nouvelle. Quelques minutes après, les premières commandes arrivent chez l'éditeur artisanal du Chambon-sur-Lignon, qui imprime lui-même ses livres. En deux mois, l'ouvrage se vend à 200 000 exemplaires. En moins d'un an, la barre des 500 000 est franchie. Ses ventes se sont depuis stabilisées à environ 60 000 exemplaires chaque année. À chaque haut score de l'extrême droite lors d'élections, à chaque rentrée scolaire et même lors des attentats du 13 novembre 2015, ses ventes s'accélèrent et le petit livre brun réapparaît dans les meilleures ventes. En mars 2020, la nouvelle de Franck Pavloff a fêté son deux-millionième exemplaire vendu avec une nouvelle édition spéciale. Un joli score pour une maison d'édition dont le précédent record de vente était de... 8 000 exemplaires.