Ils ont connu des mois de décembre plus euphoriques. Les éditeurs de bandes dessinées étaient un peu tendus en attendant les chiffres des écoulements, en plein conflit des « gilets jaunes ». D'autant que l'année 2018 n'a pas été simple pour tout le monde, avec une conjonction Mondial de football et beau temps peu propice à la librairie. « Nous avons enregistré beaucoup de retours », -regrette Gauthier Van Meerbeeck, directeur éditorial du Lombard. Pour Olivier Sulpice, P-DG de Bamboo : « le milieu d'année et l'été ont été compliqués, mais au final, malgré une programmation moins forte, la croissance sera au rendez-vous. » Avec une croissance maintenue à 1% d'après nos données Livres Hebdo/GFK, l'année a été aussi positive notamment chez Glénat, sans Titeuf mais avec un album de Fabcaro et la bonne surprise Il faut flinguer Ramirez (près de 50 000 ventes selon GFK) - et 2019 sera encore plus savoureuse, puisque ce sera celle des 50 ans de la maison. Croissance à deux chiffres chez Sarbacane - « notre meilleure année historiquement, sans publier plus », se félicite son fondateur Frédéric Lavabre - confirmant l'installation du roman graphique dans les rayons, aux côtés de L'Arabe du futur notamment. Tout en reconnaissant un exercice mitigé pour le groupe qu'il dirige, Moïse Kissous, lui, se dit fier des progrès (+ 10 % environ) d'un catalogue Jungle « qui a complètement pris le virage post-licence », et de l'amélioration de la reconnaissance publique et critique de Steinkis.
Une faille à combler
Les éditeurs affichent plusieurs satisfactions. Comme chez Futuropolis, avec les quelque 60 000 exemplaires écoulés du Voyage de Marcel Grob, « un futur long-seller », prédit Sébastien Gnaedig, directeur éditorial. Il constate néanmoins une concurrence des plus relevées : « Les titres passent de plus en plus vite, la rentrée a été particulièrement riche en matière de romans graphiques, gros et chers. Il n'est pas facile de tirer son épingle du jeu. » Chez Dargaud aussi, on se dit prudent. Benoît Pollet, son directeur général, regarde avec attention le résultat des nouveaux Lucky Luke, Blake et Mortimer et Les vieux fourneaux. « Les écoulements de fin d'année sont probablement impactés par les "gilets jaunes". Ces trois séries représentent un gros enjeu. » Mais l'optimisme gagne, les mises en place étant supérieures aux tomes précédents sur Les vieux fourneaux et la communication globale sur le Lucky Luke ayant été très forte. « Toutefois, comme en 2017, nous avons eu un fort déséquilibre entre le premier et le second semestre, avec des titres moins porteurs en début d'année. Ce déséquilibre nous fait réfléchir, explique Benoît Pollet. Sachant qu'il y aura un Lucky Luke tous les deux ans... Nous avons écouté les libraires et nous allons mettre en place des albums à potentiel à chaque période de l'année. »
Ce souci de répartition est majeur chez Casterman. « Nous veillons toujours à ne pas déséquilibrer le programme de parutions, en ne sortant pas tous nos titres forts à la fin de l'année, explique Benoît Mouchart, directeur éditorial. Kaamelott, Jonas Fink, San Antonio ont été lancés au premier semestre 2018 avec succès. Ailefroide aussi, qui était toujours visible en fin d'année. » Et rebelote en 2019 avec un projet important dès janvier : No war d'Anthony Pastor. « C'est une fiction de genre, en trois gros tomes, proche des séries télé, quelque chose de très pop, un peu comme Lastman. Anthony Pastor voulait écrire une BD que son fils, ado, pourrait aimer. »
Les ados, nouvel eldorado ? Cette cible, d'ordinaire plutôt happée par le manga, est entrée dans le viseur des éditeurs traditionnels. « Il y avait une faille jusqu'ici dans les segments éditoriaux de la BD en France, analyse Stéphane Beaujean, -directeur artistique du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême. Un trou entre les grands classiques de 7 à 77 ans et la BD adulte, comblé pendant longtemps par les mangas et les comics. Certains ados en lisaient avant de s'attaquer à la BD adulte, les autres abandonnaient simplement la BD. Or, cette année, l'offre s'est enfin densifiée, avec de très bons livres pour les ados. »
On pense notamment à des ouvrages au format proche du roman graphique - souple, forte pagination - qui sont apparus chez Rue de Sèvres ou Gallimard. Ou chez Glénat, avec la collection « Log-in », ouvertement dédiée au segment young adult. « Pour l'instant, les résultats sont très variables d'un titre à l'autre, avance, prudent, Jean Paciulli, directeur général de Glénat. Finalement, ce qui a le plus accroché, c'est une BD à -l'aspect relativement classique, Meto, adaptée d'un roman. On n'est peut-être pas encore parfaitement outillés pour communiquer vers les ados. On tâtonne encore un peu, mais on va y arriver. »
Un Fauve dédié
Ado ou young adult ? Chaque éditeur tente d'identifier la cible et de savoir quel genre de livres lui convient. « Pour moi, le segment est clairement défini : ce sont des livres qui parlent des problématiques des adolescents », résume Stéphane Beaujean, qui annonce la création d'un prix consacré à cette catégorie d'albums dès l'an prochain au Festival d'Angoulême. Avec un souci : comment le nommer ? « Le terme "adolescent" est souvent dévalorisé ou moqué, le vocable "young adult" ne plaît pas car il est anglo-saxon... Rien n'est encore tranché, mais peut-être gardera-t-on la mention de la tranche d'âge, pour un Fauve 12-16 ans. »
C'est à ces lecteurs que souhaite en tout cas s'adresser Sarbacane, qui va lancer une collection dédiée. « Il y a une pédagogie à faire, mais le young adult a pris en littérature, ça peut marcher en BD, espère Frédéric Lavabre. Aujourd'hui, les créateurs cassent les lignes et proposent des livres qui plaisent à la fois aux gamins de 10 ans et aux adultes. » L'éditeur a demandé à Max de Radiguès (Bâtard, Stig & Tilde...) de diriger cette nouvelle ligne. « J'ai été libraire et, pendant longtemps, on ne pouvait proposer que des albums de gags aux gens qui venaient pour acheter des bouquins pour ados, se souvient l'auteur belge de 36 ans. Alors que la littérature regorge de propositions sur ce segment ! Je proposerai des livres qui parlent directement aux 10-16 ans. Il y aura de tout, du noir et blanc, de la couleur, des grosses paginations, etc. Mais toujours des bouquins qui racontent quelque chose. »
Cible mouvante
Cependant, si les adolescents ne sont pas encore au cœur du dispositif marketing des éditeurs, c'est qu'il existe des freins. « Je crois qu'il y a un peu de fantasme sur une cible young adult 12-25 ans, qui n'existe pas vraiment en bande dessinée, tempère Gauthier Van Meerbeeck. Tout le monde rêve de reconquérir les 12-18, qui sont attirés par les simultrad ou les jeux vidéo. Mais à la lutte avec le manga, le ratio argent-plaisir-durée de la BD est souvent perdant. » Le Lombard lance pourtant dès février une dystopie pour ados Green class... « La cible ado est mouvante, les succès ne se fabriquent pas, prévient Guy Delcourt, P-DG du groupe qui porte son nom. Quand les auteurs des Légendaires et de La rose écarlate travaillent ensemble, ça donne Les mythics : une série qui connaît un bon démarrage, mais les succès dans ce domaine ne se construisent pas sur le court terme. A cet âge-là, on aime les rendez-vous, et un album par an ne suffit pas. A contrario, la fréquence des parutions ne saurait, à elle seule, être gage de réussite. »
Chez Glénat, Jean Paciulli renchérit : « Attention à ne pas faire de ce positionnement une simple accroche marketing. On craint toujours que la cible ado soit un faux-semblant : on a lancé Tchô pour les 8-12 ans et on s'est vite rendu compte que Titeuf et Lou drainaient bien au-delà ! » Fort du succès de la collection « Frissons » - des BD jeunesse qui font peur, visant plutôt les collégiens -, portée par La brigade des cauchemars, Moïse Kissous souhaite creuser le sillon chez Jungle. « Nous avons bien investi le segment jeunesse, il est temps d'élargir nos propositions, précise-t-il. D'abord vers le young adult, avec deux créations en 2019 et 2020, dans des univers dystopiques et de SF. »
Car même quand on ne veut pas viser les ados en tant que tels, arpenter les genres de l'imaginaire peut permettre de faire d'une pierre deux coups. Dargaud, comme Delcourt, ne veut pas se défaire de son positionnement généraliste et de promotion de projets d'auteurs. Mais son DG, Benoît Pollet, est conscient que certains genres peuvent rajeunir son lectorat. « Le temps passé devant YouTube ou Netflix, c'est moins de temps pour la lecture : nous avons un travail de reconquête et d'élargissement du lectorat à faire. En 2019, nous publierons beaucoup d'albums de science-fiction/fantastique, un genre que nous accompagnerons par un soutien promotionnel spécifique, et qui peut attirer les ados. » Chez Bamboo, Olivier Sulpice se dit sceptique sur l'opération séduction d'une tranche d'âge qui dépense son argent de poche ailleurs que dans la BD. Mais il lancera, avec Christophe Arleston aux commandes, le label Drakoo, 100 % imaginaire. Dont certains auteurs viennent de la littérature fantasy et young adult (Pierre Pevel, Olivier Gay...) « Il y a une tendance à un retour de la grande fiction, admet en parallèle Benoît Mouchart. Casterman veut renouer avec ses racines romanesques, mais a aussi envie de poursuivre le rajeunissement des formats et de la cible. Permettre à la BD franco-belge de s'ouvrir et de se frotter aux comics et mangas, qui attirent davantage les ados. L'avenir de la BD est aussi là. »
Chercher l'ado sur son téléphone
L'avenir de la bande dessinée est aussi, sans doute, un peu, sur les écrans. Cela tombe bien, c'est là que sont les adolescents. Même si la pratique a du mal à décoller en France, tout le monde s'y prépare. Et Dupuis un peu plus que d'autres. Après avoir dépoussiéré son catalogue jeunesse et tenté de nouveaux formats et styles, la maison de Spirou s'attaque au Webtoon, BD à épisodes à suivre en ligne ou sur téléphone, qui a explosé en Corée et a été lancé en France par Delitoon. « Avec Webtoon Factory, nous voulons proposer aux jeunes bien autre chose que de passer du temps sur les réseaux sociaux : des histoires accrocheuses, au rythme d'un épisode chaque semaine, autour d'une vingtaine de séries par an pour commencer, s'enthousiasme Julien Papelier, directeur général de Dupuis. Ce sera principalement de la création, mais aussi quelques adaptations de BD de notre catalogue. Les adolescents, c'est un défi. En BD, on a beaucoup à inventer là-dessus. Nous cherchons des auteurs, des univers, des formats. Il y a une grande liberté de ton et d'expression, et un rapport plus direct vers les lecteurs. » Mis en œuvre avec Izneo selon un modèle commercial encore à peaufiner, Webtoon Factory pourrait aussi s'appuyer sur des opérateurs téléphoniques pour augmenter sa diffusion. L'opération est inédite et risquée, et Dupuis se laisse deux ou trois ans pour évaluer sa réussite ou non. Pour séduire les ados, les grandes manœuvres ont donc bel et bien commencé.
Auteur et directeur de collection : le double jeu
Plusieurs auteurs passés de l'autre côté du miroir dirigent parallèlement une collection chez un éditeur. Est-ce un atout ou un handicap ? Témoignages de James, Fred Blanchard et Christophe Arleston.
Lewis Trondheim fait mousser son « Shampooing » chez -Delcourt, Hervé Richez -regarde Bamboo en « Grand angle », Barbara Canepa « Métamorphose » Soleil... Nombreux sont les auteurs qui, tout en conservant leur activité, ont rejoint un éditeur en tant que directeur de collection, imposant un style et une galaxie de créateurs. « J'avais observé que de nombreuses collections chez Delcourt existaient depuis longtemps, et il était important pour moi de construire une relation sur le long terme », explique James, qui a lancé « Pataquès » à la rentrée dernière chez Delcourt. Il s'attaque au genre humour, dans la lignée de la revue numérique Mauvais Esprit qu'il animait. « Mon côté militant me pousse à faire vivre cette BD issue du comic strip et du dessin de presse, même si c'est un genre difficile à vendre. Guy Delcourt et moi nous sommes mis d'accord sur le nécessaire apport d'un regard sur la société dans les livres de Pataquès. »
« C'est chronophage »
Le mouvement qui a fait naître « Pataquès » est représentatif : la rencontre d'un éditeur à la recherche de nouveaux horizons et d'un auteur prêt à donner une couleur à une ligne -d'albums. « Mais il faut prendre garde à ne pas faire de bande dessinée par procuration », prévient Fred Blanchard, qui dirige Série B chez Delcourt depuis 1995 - label qui tend d'ailleurs à s'éclipser au profit de projets sans logo identifiant ou de séries concepts telles que Jour J, ou L'homme de l'année. « J'ai toujours aimé la position de directeur artistique, au carrefour de différents -métiers, de la constitution d'une équipe d'auteurs jusqu'aux discussions avec les représentants. Avec un rôle de conseiller au fil de la création », note Fred Blanchard. Mais cela laisse-t-il du temps pour écrire et dessiner ? « C'est plus chronophage que je ne le pensais, avoue James. Faire le chasseur de têtes, suivre les projets et affronter la partie commerciale occupe énormément. » Et ce, en étant rémunéré en droits d'auteur, sur les ventes. « Je ne fais pas ça pour l'argent : je reste auteur ! », coupe James. Max de Radiguès, lui, sera salarié un jour par semaine pour préparer la future collection young adult de Sarbacane. Un cas rare.
« Le plus beau contrat standard du marché »
Pour Drakoo, Christophe Arleston sera aux droits d'auteur. Mais il a aussi des parts dans ce nouveau label détenu en majorité par Bamboo. Avec la fin de Lanfeust Mag, le créateur de l'univers Troy retrouve du temps pour mener des projets à taille humaine. « Je suis assez nostalgique du Soleil d'avant 2008, qui n'était pas encore trop gros, glisse-t-il. Je retrouve ça chez Bamboo. Et son patron, Olivier Sulpice, dont on m'a toujours vanté le côté réglo, me laisse les mains libres et me donne du temps. C'est primordial. » La relation de confiance avec le patron, encore une fois. Elle se joue aussi entre directeur de collection et auteur. « Avoir signé plus de 200 albums, dont des mauvais, me permet de justifier mes remarques aux auteurs », sourit Christophe Arleston, qui revendique une casquette de « script doctor » prêt à réécrire des séquences. Au contraire Fred Blanchard laisse, après discussion, la décision finale aux auteurs sur le contenu. « Mais je sais d'expérience que s'ils n'écoutent pas mes suggestions, on ne fera pas un long chemin ensemble. »
L'autre plus-value de confier les clés d'une collection à un auteur peut être dans la négociation des contrats : cela rassure tout le monde. « Je suis chargé de trouver un compromis entre Guy Delcourt et les auteurs, mais ces derniers savent que je ne vais pas les embarquer dans un plan foireux », indique James. Parfois, cette bienveillance peut aller encore plus loin : en établissant les contrats de Drakoo, Christophe Arleston a fait réévaluer l'ensemble des contrats de Bamboo, car pour Olivier Sulpice, tout le monde devait être logé à la même -enseigne. « On démarre à 12 % de droits d'auteur au premier exemplaire vendu, on monte à 13 % à partir de 20 000, et à 14 % à 40 000. C'est le plus beau contrat standard du marché : cela va faire une différence énorme pour tous ceux qui vendent entre 5 000 et 10 000 exemplaires. En tant que militant syndical au Snac [Syndicat national des auteurs et des compositeurs] et à la Ligue des auteurs, je suis fier de cette action ! Surtout qu'on peut imaginer que les autres -éditeurs vont devoir -s'aligner... » Une petite -révolution promue par ces auteurs à double casquette.