Dans son dernier ouvrage, F. Dubet ( Les places et les chances , Le Seuil) analyse comment notre société bascule d’un modèle d’égalité des places à celui de l’égalité des chances. Dans le premier modèle, on insiste moins sur l’égalité d’accès aux places qu’à l’égalité entre les classes. Les luttes sociales visent à réduire (par la redistribution notamment) les écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Dans le second, l’objet de la lutte concerne moins la modification de la structure sociale que l’égalité des chances d’accès aux positions sociales favorisées. Pour traiter le sujet, F. Dubet prend les exemples de l'école, de l'égalité hommes/ femmes et des « minorités visibles ». Ne peut-on pas chercher à éclairer les discours et pratiques des bibliothèques publiques par cette grille de lecture ? Les bibliothèques doivent leur existence d'une volonté politique de redistribution et d'accompagnement des politiques éducatives. Par la mise à disposition gratuite (idéalement) d'une information sélectionnée, elles participent à la formation des populations ainsi qu'à leur intégration autour de références communes. En cela les bibliothèques participent du modèle de l'égalité des places. Il reste que le projet touche à ses limites dans ses résultats. Les bibliothèques servent surtout les classes moyennes et supérieures. Par les références qu'elles mettent en avant et par leur manière de le faire, elles participent (avec des exceptions bien sûr) à la perpétuation d'inégalités sociales. Pour autant, les bibliothèques sont-elles dans le modèle de l'égalité des chances ? "La bibliothèque pourrait mieux prendre en compte ces aspirations en affichant des rayons en langues des pays d’origine, de littérature populaire ou pour les gays et lesbiennes, par exemples." Si tel était le cas, quel serait le visage de la bibliothèque ? Elle se donnerait pour objectif de soutenir les citoyens dans leurs chances d’accès aux places. Comme le font certains établissements, les rayons consacrés au para-scolaire, à la préparation aux concours, la recherche d’emploi seraient largement développés. Les vitupérations d’un B. David contre ce type de service se comprennent dans le cadre d’une adhésion souveraine à l’égalité des places : le soutien de l’égalité des chances serait une modalité du soutien implicite à l’inégalité des places. L’égalité des chances part du principe que tous les individus et les groupes sociaux doivent pouvoir également accéder aux positions dominantes mais aussi à la reconnaissance sociale qui y est associée. Il s’agit d’être défini autrement que par ses manques. D’où la poussée de tous les groupes discriminés pour la prise en compte de leurs références, de leurs droits. De ce fait, la bibliothèque pourrait mieux prendre en compte ces aspirations en affichant des rayons en langues des pays d’origine, de littérature populaire ou pour les gays et lesbiennes, par exemples. Le bibliothécaire serait moins le dépositaire d’un savoir conçu comme une part d’universel que comme le détenteur d’un savoir-faire qu’il mettrait au service des projets individuels des usagers. Les concours d’accès à ce métier mettrait moins l’accent sur des connaissances générales que sur des techniques de recherche d’information et une sensibilité et une compréhension des publics dans ce qui les constitue et non dans l’horizon qui devrait être le leur. La description de la bibliothèque de l’égalité des chances montre que cette institution, comme d’autres, n’a pas encore clairement abandonné le modèle de l’égalité des places. C’est d’ailleurs largement au nom de l’égalité face aux services publics que le territoire s’est progressivement recouvert de bibliothèques. La mutation est en cours mais inachevée. Comme le note F. Dubet, le maintien de ce modèle correspond sans doute pour une part à une forme de conservatisme des classes moyennes (notamment du public) qui défendent leur place (et celle de leurs enfants qui réussissent bien à l’école gratuite) à travers l’égalité des places. Au terme d'un examen poussé de ces deux modèles, F. Dubet opte pour celui de l'égalité des places notamment parce qu'il assure une attention plus grande aux pauvres et permet une plus grande promotion sociale que le modèle de l'égalité des chances qui cache des inégalités sociales accrues derrière de rares exceptions. Pour autant, il refuse l'immobilisme : « tout le monde défend ses acquis et se proclame d'autant plus radical qu'il ne veut rien changer ». Si les révolutionnaires sont conservateurs, il faudrait être réformiste pour être révolutionnaire ! S'agissant des bibliothèques, cette analyse plaiderait pour une remise en cause de certaines évidences. Ainsi par exemple, la bibliothèque ne peut être pensée comme le sanctuaire d'une culture universelle qui serait abandonnée par la population (voire l'institution scolaire !). Elle doit avoir autant (voire moins) le souci du partage de références jugées supérieures que celui de l'accueil (réel et pas seulement théorique) de la diversité des membres qui composent notre société.