Denis Roche n’était pas un personnage médiatique. Le grand public ignorait son nom. Pourtant une figure essentielle de l’édition s’est éteinte le 2 septembre, à 77 ans. Poète, écrivain, photographe et éditeur, il était admiré de beaucoup. "Un homme qui suscite une telle unanimité a forcément quelque chose de suspect", plaisantait même Christine Ferrand dans le beau portrait qu’elle lui avait consacré dans nos colonnes (1). Denis Roche, c’est pour beaucoup "Fiction & Cie", la collection de littérature qu’il a créée et dirigée au Seuil pendant trente ans avant de passer le relais en 2004 à Bernard Comment. Ce dernier l’avait connu en 1981, sans se douter qu’il prendrait un jour sa succession : "J’étais étudiant à Genève. Denis Roche était venu signer, dans une librairie, son livre Légendes de Denis Roche. Je m’étais déplacé. C’était un événement à ne pas manquer. Il avait été de l’aventure de Tel Quel, il donnait des textes dans Art Press, dans L’Energumène. il faisait partie d’une constellation qu’on admirait."

Né en 1937 à Paris, Denis Roche passe une partie de son enfance à l’étranger (son père était prospecteur de pétrole), puis étudie en France la médecine avant de bifurquer très vite vers son domaine de prédilection, la littérature. Jean Cayrol le repère et le met en contact avec la revue TelQuel, fondée par Philippe Sollers, il participe au comité de rédaction. L’un de ses textes, Récitscomplets, inaugure la collection "Tel Quel", au Seuil en 1963. Après son service militaire, il passe sept ans chez Tchou, retrouvant le Seuil en 1971 pour ne plus le quitter. En 1974, c’est la grande aventure de "Fiction & Cie". Hervé Serry a raconté dans L’édition littéraire aujourd’hui (2) la genèse de cette collection atypique. Il y a publié plus de trois cents titres, fait découvrir Jean-Luc Benoziglio, Thomas Sanchez ou Thomas Pynchon, et obtenu plusieurs best-sellers comme la biographie de Milena par Margarete Buber-Neumann, Tigre en papier d’Olivier Rolin, Les adieux à la reine de Chantal Thomas (prix Femina) ou L’invention de Paris d’Eric Hazan.

Littérature vivante

Pour comprendre le côté novateur de cette collection qui inspira notamment Paul Otchakovsky-Laurens pour créer sa maison d’édition, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. Michel Braudeau, ancien directeur de La Nouvelle Revue française (1999-2010), qui était en 1974 assistant de François Wahl, qui dirigeait les essais au Seuil, se souvient de débats passionnés : "La vieille garde n’était pas du tout d’accord. Le titre, déjà, jetait un trouble sur ce qu’était la fiction. Denis souhaitait faire éclater les frontières du roman classique et introduire de l’autobiographie, du reportage, des thèmes qui relevaient de la réalité, bref tout ce qui ressemblait à la vie et à la modernité. C’est le mouvement global de la littérature vivante d’aujourd’hui mais, à l’époque, cette vision était radicalement nouvelle. Denis a fait bouger les lignes."

De fait, Olivier Bétourné, actuel P-DG du Seuil, qui y a côtoyé Denis Roche de 1978 à 1992, se souvient qu’"il s’intéressait à la politique, aux sciences sociales, à l’histoire. C’était un homme d’une culture très ouverte." Décrit par tous comme "très élégant", "jamais grossier", "exquis, mais avec un caractère bien trempé", Denis Roche fut aussi longtemps juré Médicis (jusqu’en 2013). "Comme juré, il était d’une parfaite mauvaise foi, se souvient, amusé, son collègue du jury, Michel Braudeau. Entier, tenace, retors, mais nous le sommes tous !" Quand il quitte le Seuil, la collection si identifiée à sa personne aurait pu disparaître. Il a tenu à ce qu’elle perdure et choisi son successeur. "Depuis 1981, j’avais fait mon chemin, raconte Bernard Comment. J’avais publié des livres, travaillé à France Culture. Nous nous croisions régulièrement. On s’aimait bien, sans être intimes. Un beau jour de 2003, il m’a invité à dîner et proposé de reprendre la collection après lui. J’ai trouvé son geste beau et rare." Même en retraite, Denis Roche ne sera pas totalement en retrait. Olivier Bétourné, qui a pris les rênes du Seuil en 2010, indique : "Nous avons plusieurs fois déjeuné ou dîné ensemble. Il était content de voir que la maison repartait sur de bons rails."

(1) Voir LH 518 du 13.6.2003, p. 60. (2) L’édition littéraire aujourd’hui, sous la direction d’Olivier Bessard-Banquy, Presses universitaires de Bordeaux, 2006.