C’était il y a huit ans déjà. À l’époque, Marleen Seegers, agente littéraire de l’Américaine 2 Seas Agency, apprenait par les éditeurs hollandais que le lectorat de jeunes adultes - celui-là même qui avait grandi avec YouTube -, développait une sérieuse appétence pour la lecture en anglais. Résultat : aujourd’hui, les nouveaux vingtenaires ne peuvent même plus envisager de lire le nouveau Sally Rooney dans leur langue maternelle.
Publier un livre en traduction néerlandaise est donc devenu compliqué pour les éditeurs. D’autant que le prix du livre traduit est nettement supérieur à la version originale. Pour tenter d’échapper à un faible volume des ventes, certains professionnels tentent même de maîtriser la parution simultanée du livre traduit en néerlandais et de l’original. Qui plus est lorsque l’auteur est une célèbre plume anglo-saxonne.
La lecture en anglais a la cote
Et le phénomène s’exporte désormais dans l’ensemble des pays nordiques. En réponse à la question « en quelle langue lisez-vous ? », publiée sur le site communautaire Reddit, les lecteurs âgés de 20 à 30 ans et originaires d’Allemagne ou des pays nordiques, affirment ainsi lire l’anglais depuis leur plus jeune âge. Ils estiment non seulement que le choix de livres en anglais est plus important, mais disent aussi préférer lire l’ouvrage dans sa langue originale. Une nouvelle tendance qui séduit toujours plus depuis qu’elle est plébiscitée sur les réseaux sociaux, dont BookTok, où les jeunes lecteurs partagent leurs conseils de lecture.
En marge de la Foire du livre de Francfort 2023, un article du Bookseller révélait, en effet, que les ventes de livres à l’export, en 2022, en provenance de la Grande-Bretagne vers l’Europe, avaient connu une croissance de 8 %. Pour l’Allemagne, les chiffres s’envolent même à +27%. Mais cette croissance, l’article le souligne, n’est aucunement bénéfique pour les auteurs, qui gagnent bien moins de redevances à l’exportation, qu’avec des cessions de droits en langues étrangères.
Une tendance favorable aux cessions de droits français
Curieusement, cette tendance a eu un impact positif sur l’activité de Marleen Seegers, qui vend surtout des cessions de droits pour les éditeurs français. Après avoir travaillé cinq ans dans le département de droits chez Stock, Seegers a créé son agence en 2011 aux États-Unis. Celle-ci représente neuf éditeurs français à international, dont Allary Éditions, Les Escales, Éditions de la Martinière Littérature, ou Massot Éditions, et six autres éditeurs français dont Actes Sud, Les Arènes/l’Iconoclaste, ou les Éditions XO.
« Au début de l’activité de l’agence, c'était très difficile de ‘pitcher’ de la non-fiction française. En revanche, pour la non-fiction en anglais, les éditeurs étaient réceptifs. Là maintenant, à cause de la concurrence de livres en anglais, on me demande surtout de parler de mes titres en français » raconte Marleen Seegers. D’après l’agente, les éditeurs feraient désormais davantage fi de la langue anglaise pour favoriser, plus largement, les « bons livres », dont de plus en plus de plumes françaises.
Seegers retient ainsi la série L’Arabe du futur (Allary) de Riad Sattouf, qui, vendue dans plus de 20 pays, a « ouvert beaucoup de portes pour l’agence ». Plus récemment, une forte demande s’est également faite entendre pour les essais philosophiques de Charles Pépin, dont le dernier, Vivre avec son passé et La Confiance en soi, publié en 2018 et vendu à travers une vingtaine de pays.
« Le féminisme français a une bonne réputation à l’étranger » ajoute également Marleen Seegers, citant, toujours chez Allary, L’homme préhistorique est aussi une femme de Marylène Patou-Mathis ainsi que Futur.es de Lauren Bastide. Côté fiction, ce sont les livres primés qui rencontrent le plus de succès, à l’instar de La Plus secrète mémoire des hommes (Philippe Rey/Jimsaan) de Mohamed Mbougar Sarr, écoulé à plus 30 000 exemplaires aux Pays-Bas, ou encore Veiller sur elle (L’Iconoclaste) du Goncourt 2023, Jean-Baptiste d’Andrea, que Seegers vend en tant que sous-agente.
« Les éditeurs suivent de près ce que font les Néerlandais »
Concernant la hausse de lecture en langue anglaise dans les pays nordiques et en Allemagne, « les éditeurs suivent de près ce que font les Néerlandais », précise Seegers. « C’est un peu le ‘Wild West’ et ils essayent tout. Quand le groupe Singel Uitgeverijen a commencé à publier en anglais, tout le monde a hurlé. Maintenant plusieurs le font ».
De plus en plus d’éditeurs des Pays-Bas et de Flandre achètent désormais les droits de traduction en néerlandais et en anglais. Parfois, ce sont même trois versions d’un même livre qui sont acquises : celle publiée dans le pays d’origine anglophone, celle traduite en anglais aux Pays-Bas – et qui, assujettie au prix unique, profite au libraire, et celle traduite en néerlandais. « Vu l’importance qu’ont pris les BookTokers, l’éditeur aura tendance à garder la couverture originale ainsi que le titre, mais l’on verra apparaître, en bas de la couverture et écrit en tout petit, ‘édition néerlandaise’ », explique Seegers.
Alors que cette nouvelle tendance de lecture en anglais a eu l’effet de booster les cessions de droits français en Europe, Seegers a aussi remarqué, « une nouvelle génération d’éditeurs, aux États-Unis, qui lisent dans des langues étrangères ». Un phénomène que l’agente explique par « la création de HarperVia, qui traduit dans toutes les langues » et auprès de qui Seegers a vendu les droits mondiaux anglais, aux enchères, de Mon mari (l’Iconoclaste), de Maude Ventura. Mais aussi par l’ampleur qu’ont pris « les éditeurs indépendants comme Transit Books, dont l’auteur Jon Fosse a gagné le prix Nobel en 2023, Deep Vellum, ou New Directions. »
S’il est encore tôt pour mesurer l’effet réel que la hausse de la lecture en anglais aura sur le marché européen ou sur la vente des cessions en langue française, Seegers affirme que le phénomène fait l’objet de nombreuses discussions entre éditeurs. Et pour cause, lors du dernier salon du livre de Göteberg, les jeunes lecteurs adeptes de BookTok s’affichaient volontiers avec les ouvrages d’Annie Ernaux… en anglais.