"Je travaillais toute la matinée sur les épreuves de l'un de mes poèmes, et j'ai ôté une virgule. Dans l'après-midi je l'ai remise." Au-delà du bon mot, Oscar Wilde souligne l'importance de la ponctuation dans tout travail d'écriture. La ponctuation remonte aux Grecs - aux conservateurs de la bibliothèque d'Alexandrie, notamment Aristophane de Byzance (257-180 avant J.-C.) - chez qui le signe principal est le paragraphos, un tiret pour signifier la fin d'un passage important. Aristote, dans sa Rhétorique, utilise à propos d'Héraclite le verbe diastizein, qui évoque le coup de poinçon et veut dire "distinguer, mettre une marque qui sépare" ; en l'espèce, il s'agissait de ponctuer la phrase de l'Ephésien afin d'en mieux cerner le sens. Au Moyen Age, le chant liturgique retranscrit les pauses par trois signes de base (comma, colon, periodus), mais jusqu'au XIIIe siècle la ponctuation ne représente pas tant les articulations syntaxiques ou respiratoires qu'elle donne des indications de mise en page pour le scribe et l'enlumineur. Il faudra attendre la révolution de l'imprimerie avec Gutenberg et l'éditeur humaniste Etienne Dolet pour avoir affaire à un véritable traité : La manière de bien traduire d'une langue en aultre. D'auantage. De la ponctuation de la langue Françoyse (1540). Virgule, point-virgule, deux-points, point... Ces petits signes qui expriment césures soudaines ou profonds silences, et qui émaillent la page, ne se réduisent pas à un ensemble de conventions typographiques, ils traduisent, à savoir interprètent, la respiration du texte ; en imposant son mouvement à la phrase, la ponctuation devient manière d'écrire et se confond avec la voix de l'auteur. Montaigne accorde un soin tout particulier aux "pouincts" afin de rendre un style "coupé" ; Flaubert joue du tiret et du "et" pour rythmer sa phrase.
Ponctuation dans la phrase et ponctuation dans la page. Sans les blancs et les alinéas, le poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n'abolira le hasard ne serait ce chef-d'oeuvre symboliste ; et si elle s'était conformée à l'orthodoxie grammaticale, la fameuse phrase proustienne qui n'en finit de s'étirer ne serait pas emblématique de l'auteur d'A la recherche du temps perdu.
A cet écrivain de la parenthèse, Isabelle Serça, qui enseigne la stylistique à Toulouse-2 Le Mirail, a consacré un livre, Les coutures apparentes dela"Recherche" : Proust et la ponctuation (Honoré Champion, 2010). Ici elle étend son champ d'investigation à d'autres romanciers (Claude Simon, Julien Gracq) mais également à des artistes contemporains (Claudio Parmiggiani, Richard Serra). Le titre de son nouvel ouvrage ne saurait être plus clair : Esthétique de la ponctuation. Il s'agit bien de montrer que la ponctuation n'est pas tant une codification technique qu'un langage proprement artistique. Cela vaut aussi bien pour le nouveau roman de Claude Simon, dont la phrase-paragraphe matérialise le sentiment de temps suspendu, que pour l'installation de Serra, The matter of time, labyrinthiques sculptures monumentales créant un autre espace-temps et dans lesquelles on se perd. Car ce qui s'y joue est bien l'écriture du temps.