Livres Hebdo : Quand vous étiez enfant en Haïti, fréquentiez-vous une bibliothèque ?
Dany Laferrière : J'ai grandi à Petit-Goâve, où il n'y avait qu'une seule bibliothèque. Comme ma tante Renée y travaillait, on m'obligeait à y aller. J'étais l'unique visiteur ! Cette femme discrète, qui adorait Zweig, m'a appris que la lecture est intime. Je me suis mis à lire Lamartine, Blanchot ou des livres de médecine. Je n'y comprenais rien (rires), mais cela faisait la fierté de ma grand-mère qui m'entraînait chez tous les voisins afin que je dévore leurs bibliothèques.
Parmi ces premières lectures, il y avait La case de l'oncle Tom dont votre professeure estimait qu'il « avait changé la situation des Noirs en Amérique ». Quel impact a-t-il eu sur vous ?
Certains livres peuvent modifier votre vision du monde. Celui-ci m'a ému. Je ne connaissais pas cette histoire. Contrairement aux Noirs américains, les Haïtiens ont connu une guerre d'indépendance héroïque, nullement inscrite dans les larmes. Les Français avaient été chassés et l'esclavage aboli. Avec ce roman fondamental de Harriet Beecher Stowe, on est au-delà d'une histoire sur l'esclavage ; c'est un récit humaniste.
Vous estimez que « Dickens, Hugo, Cervantès ou García Marquez ont stimulé, mieux que personne, la lecture chez les misérables ». Pourquoi leur ouvrent-ils des portes ?
La misère est aléatoire... Lorsque mon père était exilé, ma mère a dû se cacher. Nous étions très pauvres, mais je me sentais riche de mes lectures. Malgré la pénurie alimentaire, j'avais droit à un super dessert : Le club des cinq. La littérature est essentielle car elle nous offre un monde à portée de main. Outre un bonheur immédiat, elle plante en nous des graines fondatrices. Je n'ai étudié qu'en lisant. Hugo, Voltaire, Whitman ou Dostoïevski m'ont donné une place dans le monde. Y compris lors de mon arrivée à Montréal, sans le sou ni papiers d'identité. Le souvenir de la lecture m'a fait comprendre que j'avais une histoire à raconter.
Dans votre nouveau livre, vous écrivez que « l'alphabet renverse les puissances ou écrase les petits. On écrit pour construire comme pour détruire ». Que cherchez-vous à déconstruire ou à bâtir à la force de votre plume ?
L'alphabet ou les livres ont plus de pouvoir que l'argent. J'ai d'ailleurs vécu sous une dictature qui pourchassait davantage les poètes que les riches opposants. Le pouvoir de l'imaginaire peut incendier le monde. Ainsi, un poème peut faire entendre un cri, susceptible de causer une cascade de conséquences surprenantes. Les plus grandes déstabilisations sont parfois causées par des écrits, des grands textes religieux à Mein Kampf ou aux Versets sataniques. À son échelle, mon Petit traité sur le racisme en Amérique est loin d'être innocent. Il s'agit d'une opération de déminage, afin que la nuance s'installe. Pour certains, le racisme constitue une carte de visite, voire une arme qu'on peut sortir constamment. Qu'on le subisse ou non, on se situe dans la vie.
Quelle est la particularité de la situation des Noirs américains, auxquels vous consacrez ce livre ?
Le racisme a produit une abondante littérature aux États-Unis. Alors que les Noirs, les autochtones et les autres minorités ethniques représentent au total une part très importante de la population, les États-Unis sont paradoxalement le pays produisant le plus de racisme au monde. C'est d'une actualité brûlante, puisque des crimes racistes y sont commis chaque jour. Contrairement aux autres puissances colonialistes, les Américains ont accueilli les esclaves dans leur pays, leurs plantations et leurs maisons. Beaucoup de Blancs sont morts aussi lors de la guerre de Sécession contre l'esclavage. Le racisme actuel découle de tout cela et reste particulièrement vivant au sud des États-Unis, où le Ku Klux Klan existe toujours. Ceux qui n'ont pas connu la ségrégation ou la fracture sociale n'ont pas idée à quel point deux mondes différents coexistent.
Qu'a déclenché en vous l'affaire George Floyd ?
C'est précisément à partir de cet événement que j'ai voulu écrire ce livre très personnel. Malgré la gravité des faits, ce crime incarne ce que Hannah Arendt appelle « la banalité du mal ». Rappelons qu'un policier blanc a étouffé un homme noir, à terre, pendant plus de neuf minutes. Il a pourtant été jugé pour meurtre involontaire, un verdict applaudi alors qu'il paraît inacceptable. Ce scandale a fait le tour du monde car il a été filmé et diffusé sur les médias et les réseaux, une arme plus forte qu'un simple témoignage. C'était une façon de dire « je vous vois » quand tant meurent de façon invisible.
En quoi le racisme peut-il former une identité et renforcer un sentiment d'infériorité ?
La plupart des gens refusent le mot « race », jugé désuet, alors que le racisme est on ne peut plus d'actualité. W.E.B. Du Bois dit que le racisme forge une double conscience : contrairement aux Blancs, chaque Noir américain est à la fois Noir et Américain. Si un Noir américain devient célèbre, il a le droit d'être un démiurge à l'étranger, tout en restant inférieur aux États-Unis. Une confusion souvent évoquée par James Baldwin.
Qu'en est-il de l'élection d'Obama ?
Je le tiens, après Kennedy, comme le plus étincelant président des États-Unis. Mais peu importe qu'il soit une icône, il n'incarne pas une révolution vu qu'il ne pourra pas sauver le monde. Les fascistes ont même voulu montrer que c'était inutile d'avoir un président Noir, puisqu'ils demeuraient les maîtres. La joie de son élection représentait une insulte pour leur vision de l'Amérique. Aussi ont-ils mis le paquet, avec Trump, pour l'effacer.
À quel moment avez-vous compris que vous étiez Noir ?
Aux États-Unis, où j'ai vécu à New York vers la fin des années 1970, puis pendant plus de dix ans à Miami. Mais je ne suis ni Noir ni Blanc quand j'écris. En Haïti, on n'est pas élevé avec cette question car nous sommes pauvres, mais libres. La névrose dictatoriale a chassé la névrose coloniale. On se bat pour la citoyenneté, d'autant que le méchant dictateur Duvalier était noir. Le seul rêve que je cultive pour mon pays est celui de l'ordinaire. Imaginez des journaux, non pas remplis de drames, mais de jeux ou d'horoscopes. Quand je prends la plume, je me vois plutôt en peintre. Noir, blanc, jaune, rouge, ces couleurs scintillent sous mes yeux d'enfant. J'imagine qu'il est possible de les harmoniser. On ne peut pas faire semblant d'ignorer ces couleurs, mais rien ne nous empêche de les regarder différemment.
Petit traité du racisme en Amérique
Grasset
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 20,90 € ; 256 p.
ISBN: 9782246830498
Bio : en dates
Bio : en dates
"Petit traité du racisme en Amérique"
Dany Laferrière cultive l'élégance et la dignité, y compris pour aborder les dégâts causés par cette manie de classer les êtres humains en fonction de leur couleur de peau. « Je tricote ce triste bouquin pour dire deux ou trois choses de cette histoire du racisme. » Son esprit ? « Remettre de la chair et de la douleur dans cette tragédie. » Si l'auteur se concentre sur ce phénomène aux États-Unis, c'est parce que ce pays semble gangrené par une haine ancrée dans son histoire esclavagiste et ségrégationniste, et qui imprègne sa mentalité, sa société et sa justice. À travers des textes courts et percutants, Laferrière désamorce les préjugés tout en nous rappelant quelques données essentielles, incarnées par des personnalités - célèbres ou anonymes - inoubliables. Ainsi, il applique subtilement la philosophie d'Homère : « Si les dieux nous envoient des malheurs, c'est pour en faire des chants. »