L'aigle fond sur sa blanche proie. En quelques battements d'ailes, voilà qu'il l'a saisie entre ses serres. La proie n'était pas une colombe, mais un drone. C'est comme une victoire du vivant sur la technique. Aquila non capit muscas, « l'aigle n'attrape pas les mouches », est le titre de la vidéo de l'artiste contemporain roumain Mircea Cantor montrée au musée de la Chasse et de la Nature dans le Marais. Aude Le Corff de passage à Paris pour son service de presse nous y a donné rendez-vous. L'auteure qui vit à Nantes sort son troisième roman, La mer monte. Elle confesse avoir toujours aimé la nature, ça remonte à loin. « Je suis née à Tokyo et j'y ai passé ma petite enfance : j'ai peu de souvenirs mais j'y ai été marquée, je pense, par la sacralisation de la nature et de l'invisible, la fête que représente chaque année le retour du printemps et des cerisiers en fleurs que nous allions admirer dans les parcs de la ville. »
Cassandre
La conscience écologique est venue plus tard. « Littéraire contrariée », avant de se consacrer pleinement à l'écriture et de publier une première fiction aux allures de conte contemporain, Les arbres voyagent la nuit (Stock, 2013), Aude Le Corff fait des études à Dauphine et rejoint bientôt un prestigieux cabinet d'audit. L'ancienne lectrice de Roald Dahl qui écrit des histoires fantastiques depuis qu'elle a 7 ans ne déroge pas à la pratique de son violon d'Ingres, même au bureau. Elle écrit et s'échappe dans les temps morts ; à la même époque, elle lit et s'informe sur l'état de la planète et les défis environnementaux que doit relever notre génération de Terriens.
Quand Aude Le Corff et son mari ont eu leurs cadets - des jumeaux -, ils déménagent à Nantes. C'est là qu'elle commence à se passionner de jardinage : elle cultive son potager, fabrique son compost ; si les idéaux sont verts, sa main ne l'est pas toujours. « Je n'arrive pas à tout faire pousser », sourit-elle. Elle s'inscrit en psycho, car ce qui l'intéresse au premier plan ce sont les rapports humains (après obtention de sa licence, elle accompagne pendant un an des chômeurs en difficulté avant de se remettre à écrire). Du reste, rien de contradictoire à s'intéresser aux deux : la Terre et les hommes qui la peuplent - et la propension de cette drôle d'espèce à détruire son propre milieu et à rendre compliquées les relations entre congénères. Les dernières nouvelles sur le glacier Thwaites l'affolent : « C'est alarmant et on ne sait vraiment pas vers quoi on se dirige, l'inertie des gouvernements est difficilement compréhensible ! »
La mer monte nous transporte en 2042 : la température a grimpé dans des proportions dantesques. Dès avril, on suffoque à Paris, et à l'île de Ré « la plage sur laquelle je jouais petite n'existe plus », raconte Lisa, la jeune protagoniste aux prises avec une mère toxique. Les drones ont envahi l'espace public comme l'espace privé - cela dit, ces domestiques robotisés vous servent des apéros et vous font des massages. Sinon, canicule permanente, mesures drastiques pour lui survivre, stérilité des couples, surveillance ubiquitaire, hypertechnologie coercitive. Bienvenue dans la dystopie d'Aude Le Corff !
Tant de noirceur contredit l'apparente douceur de l'écrivaine. Bien sûr, le pire n'est pas obligé, mais cette Cassandre à la voix calme prévient : « On se situe à un tournant crucial, avec une vraie urgence climatique, les Etats doivent agir, et chacun à son échelle. Ce roman, c'était aussi un moyen de déployer mon imaginaire. La société est assez autoritaire mais je me suis amusée à y apporter de la fantaisie. L'homme est surveillé, car sans contrainte, pas de transition qui se fasse correctement. » L'horreur, enfin, c'est que son héroïne, Lisa, avait été libraire avant la livraison dans l'heure par les drones solaires. Et cette nostalgique du papier de se demander : « Comment lutter contre l'arrivée de n'importe quelle information directement sur la rétine ? » Non, le pire n'est pas obligé, prenez le temps...lisez son livre !
La mer monte
Stock
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19,50 euros
ISBN: 9782234087187