Gare à la surchauffe. Avec une progression de leur chiffre d'affaires de 9,7 % en 2021 par rapport à 2019, selon les statistiques annuelles du Syndicat national de l'édition (SNE), les éditeurs français devraient avoir le sourire. Mais la crise du papier, qui perturbe depuis plus d'un an leurs capacités d'approvisionnement, assombrit singulièrement le tableau. Plus chère, plus rare, plus longue à arriver, la matière première est aujourd'hui l'objet de toutes les convoitises.
La crise est plurifactorielle. Elle s'explique pour une large part par le net regain de la production éditoriale. En 2021, le nombre de nouveautés et de nouvelles éditions a rebondi de 12,6 %, à 68 189 titres d'après nos données Livres Hebdo/Electre Data Services. Avec les réimpressions, et notamment celles de séries entières de mangas dopées par le Pass Culture, la progression est encore plus importante en nombre d'exemplaires. D'après le SNE, 554 millions d'ouvrages ont été imprimés l'an dernier, contre 456,7 millions en 2020, soit une hausse record de + 21,3 %.
Une reprise non anticipée
Par son ampleur inattendue, la reprise des achats de livres a créé un déséquilibre entre une offre et une demande habituées à évoluer depuis quinze ans dans un écosystème décroissant. Après avoir atteint son plus haut en 2007 avec près de 50 000 tonnes, la production de papiers graphiques ne cessait depuis lors de reculer, pour tomber sous les 25 000 tonnes en 2019. En toute logique, les papetiers en avaient tiré les conséquences en réorientant une partie de leurs capacités de production vers des segments plus porteurs, comme les papiers et cartons destinés à l'emballage ou le papier pour étiquette.
La crise sanitaire de 2020, en causant le ralentissement général de l'économie et de la production, a perturbé les équilibres en place. Surtout, les acteurs n'avaient pas anticipé l'importance de la reprise de 2021 : exceptionnellement faste en librairie, la première année post-Covid a eu pour conséquence, dans le monde entier, la sursollicitation des filières de papeterie et d'imprimerie graphique. « De surcapacitaire, le marché des papiers graphiques est devenu sous-capacitaire », résume Paul-Antoine Lacour, délégué général de l'Union française des industries du papier, carton et de la cellulose (Copacel).
Le marché paie aujourd'hui les conséquences des réductions passées de capacité de production, la concentration du segment de l'imprimerie entre les mains d'un nombre restreint d'acteurs n'ayant fait qu'amplifier la crise. « Beaucoup de petits imprimeurs avec lesquels nous étions en encore relation au début des années 2010 ont aujourd'hui disparu, note Yannick Dehée, dirigeant de Nouveau Monde. En période de forte demande, les acteurs en place ne peuvent pas absorber l'impression de tous les livres. »
Désorganisation du transport maritime
À ces effets de marché sont venus se combiner des facteurs économiques (essor de l'e-commerce très consommateur en carton, forte reprise de la consommation mondiale de bois), mais aussi géopolitiques : la désorganisation du transport maritime international pour cause de Covid-19 a dans un premier temps entraîné l'explosion du coût du container. La hausse du coût de l'énergie, aggravée par le déclenchement de la guerre en Ukraine et la fermeture du robinet de gaz russe, a aussi entraîné avec elle celle du prix de la pâte à papier. Asphyxiés, les imprimeurs répercutent les hausses sur leurs clients éditeurs. Ceux-ci n'ont, à leur tour, d'autre choix que de relever leurs prix, de réduire leur production ou de repenser la fabrication de leurs ouvrages.
Matérielle et économique, la crise est aussi humaine : en début d'année, une dizaine d'usines du groupe papetier finlandais UPM ont cessé de tourner, paralysées par une grève historique dans le secteur. Plus structurellement, les transporteurs routiers manquent de chauffeurs et les imprimeurs d'ouvriers qualifiés. Aubin Imprimerie a par exemple produit 7,5 millions de mangas en 2021. Malgré une pénurie de main-d'œuvre, la volumétrie devrait encore augmenter cette année, mais l'entreprise peine à suivre le rythme de la demande. « Aujourd'hui les compétences manquent. Pour tourner à plein régime, nous avons besoin de recruter sept ou huit conducteurs de machine », explique Emmanuel Melki, directeur commercial.
L'enjeu pour le marché de l'édition est maintenant de retrouver son rythme de croisière. Le ralentissement du début de l'année après la période d'euphorie post-Covid est une première étape en ce sens. Selon l'observatoire du Syndicat de la librairie française, les ventes de livres en librairie indépendante ont chuté de 11,7 % au cours des six premiers mois de 2022. Mais le ralentissement, bien réel, reste à relativiser car ces résultats restent en progression de 10,9 % par rapport à la même période en 2019. Faut-il pour autant s'attendre à une reprise durable de la production de papiers graphiques ? À la Copacel, Paul-Antoine Lacour n'y croit pas : « Même si la consommation de livres est dynamique, la tendance demeure structurellement décroissante pour les papiers graphiques dans leur ensemble (presse, publicités, bureautique...). Aucun imprimeur n'est prêt à investir 300 millions d'euros dans une nouvelle machine aujourd'hui. »
Révision des prix et des grammages
Plus que l'appareil industriel, ce sont les manières de travailler que la crise est en train de changer. Les tonnages de papiers étant désormais soumis à des quotas stricts par les papetiers européens, les éditeurs diversifient le profil de leurs fournisseurs. Interrogé par Livres Hebdo, Hachette Livre indique procéder à des approvisionnements complémentaires en Amérique et en Asie. « Des délocalisations de production de livres sont aussi possibles pour soulager le marché », détaille le Groupe.
La fabrication évolue elle aussi. « Les grands groupes sont aujourd'hui dans une logique de révision des prix, mais aussi des grammages de leurs papiers. Il y a des livres qui seront fondamentalement différents demain », affirme Dominique Bordes, fondateur de Monsieur Toussaint Louverture. Last but not least, l'allongement des délais d'approvisionnement, couplé à l'inflation galopante, perturbe le travail des diffuseurs. « Il est compliqué d'anticiper la mise en place d'un livre dont l'éditeur n'a pas déterminé le prix de vente parce qu'il ignore encore, à ce moment, combien lui coûtera le papier », décrypte Charles Candellier, responsable relation éditeur chez UP Diffusion.
Le livre, poids plume de l'industrie papetière
Le livre, poids plume de l'industrie papetière
Prix : une flambée exceptionnelle
Si le prix du papier a toujours connu des fluctuations, la crise actuelle dénote par son ampleur. Selon l'indice de prix de production de l'industrie française pour le marché français, le prix du papier et du carton a bondi de 50 % entre janvier 2021 et mai 2022. Du jamais vu dans un laps de temps aussi court. Hyper consommatrice en gaz et électricité, l'industrie papetière a de plus en plus de mal à assumer la hausse du coût de l'énergie. Tant en raison d'un niveau élevé de la demande que des tensions géopolitiques, le gaz était quasi cinq fois plus cher en 2021 qu'en 2020. Dans le même temps, l'électricité a vu son prix multiplié par trois. La guerre en Ukraine ajoute une part d'inconnue supplémentaire. « Le risque, pour le second semestre, est de voir des usines s'arrêter de tourner car confrontées à des coûts de fonctionnement trop élevés, redoute Pascal Lenoir, directeur de la fabrication chez Gallimard et président de la commission environnement et fabrication du -Syndicat national de l'édition. Si l'Europe ne trouve pas d'alternative aux approvisionnements en gaz russe, la situation s'annonce problématique pour l'ensemble du marché. » D'autres matières premières voient également leur prix s'envoler : ces derniers mois les imprimeurs ont par exemple payé les plaques offset jusqu'à 45 à 60 % plus cher. La relative décrue des prix de l'aluminium, amorcée au début de l'été après un pic record à plus de 4 000 dollars la tonne sur le London Metal Exchange en mars dernier, laisse cependant augurer un relatif retour à la normale : fin juin, l'aluminium était retombé à 2 500 dollars la tonne.
Karine Caetano, directrice commerciale de l'École des Loisirs : "Les hausses de prix ne compensent pas l'augmentation des coûts de production"
Quelle est la politique tarifaire de L'École des Loisirs dans le contexte inflationniste actuel ?
Toutes nos nouveautés ont vu leur prix suivre l'augmentation régulière des coûts de production. En revanche, nous avons procédé à des hausses ponctuelles pour le fonds du catalogue, d'abord le 1er mai 2021 avec un accent mis sur les ouvrages illustrés, puis une hausse plus générale le 1er mai 2022. Nous n'avions pas augmenté nos prix depuis une dizaine d'années et le décalage avec le tarif des nouveautés était devenu important. En cumulant les deux revalorisations, le prix de nos titres du fonds a progressé de 7 %. C'est important pour nous car ces ouvrages parus depuis plus de deux ans représentent 70 % du chiffre d'affaires de L'École des Loisirs. Néanmoins ces hausses ne compensent pas l'augmentation de nos coûts de production, dont une partie est intégrée au détriment de notre marge. De plus, ces augmentations sont parfois compliquées à mettre en œuvre pour des raisons pratiques chez les libraires. Comme la loi Lang impose aux éditeurs d'indiquer le prix au dos des livres, les libraires doivent réétiqueter les titres qui ont des rotations faibles et que nous ne prévoyons pas de réimprimer dans l'immédiat.
Ces augmentations ont-elles un impact sur les mises en place en librairie ?
Chez nous, cet impact est faible car le prix intervient rarement dans le choix du libraire de mettre en place nos ouvrages. En jeunesse comme en bande dessinée, il ne faut pas oublier que les prix restent globalement tenus. À coûts de fabrication équivalents, le prix de vente d'un roman jeunesse est, par exemple, notoirement moins élevé que celui d'un roman adulte. Face à la hausse des prix, la réédition au format poche d'ouvrages jugés trop chers en grand format peut constituer pour les éditeurs jeunesse, mais aussi de littérature adulte, une solution pour maintenir une offre attractive auprès des lecteurs.
Le prix psychologique est-il un mythe ou une réalité ?
Je vais répondre par un exemple. À L'École des Loisirs, cela dépend aussi de la notoriété de l'auteur. Nous vendons depuis des années des livres de Claude Ponti à plus de 20 euros, sans que cela ait jamais constitué un frein pour nos lecteurs. Ce sont des albums à part, avec un dos toilé et un façonnage particulier qui justifient leur prix. A contrario, nous n'aurons pas la même politique de prix avec un jeune auteur encore inconnu tout en étant attentif à l'objet. De manière plus globale, on observe néanmoins une certaine élasticité de la notion de prix psychologique. Au cours des cinq dernières années, le prix des albums est passé sans trop de difficulté de 13 à 15 euros, même s'il est toujours compliqué d'établir une moyenne car les prix augmentent beaucoup moins sur les séries marketées et les licences, notamment car ces dernières pénètrent des réseaux de vente plus grand public.
5 stratégies pour affronter la crise
Dilemme : réduire la production ou augmenter les prix ?
La crise rend prudent. À l'instar des éditeurs de littérature, dont la production de romans pour la rentrée littéraire connaît son plus bas niveau depuis vingt ans, l'ensemble du secteur tend à minimiser les prises de risques. « Tout le monde est beaucoup plus rigoureux dans ses choix. Il y a des projets qui restent dans les tiroirs », concède Renaud Dubois, patron d'Amphora. « Nous avons l'habitude d'investir des segments de marché encore peu travaillés par la concurrence. Avec la crise actuelle, je suis plus regardant. On a moins le droit à l'erreur », indique pour sa part Enrick Barbillon, fondateur d'Enrick B. Éditions. De la même manière sur le marché des classes prépas, Studyrama a repoussé le lancement de nouveaux titres en quadrichromie préparant aux écoles d'ingénieur. « Il s'agit d'une implantation de marché. Nous aurions pris le risque il y a trois ans, aujourd'hui nous attendons », résume le directeur, Frédéric Vignaux.
Chez Amphora, Renaud Dubois se défend pourtant de diminuer la production : « Il y a bien eu quelques annulations de titres dont l'équation économique était devenue trop risquée, mais nous maintenons notre volume global de parutions et nous restons à l'affût des opportunités », précise-t-il. Dans le même temps, l'éditeur répercute l'inflation sur le prix de ses nouveautés et nouvelles éditions. Pour des titres équivalents, l'augmentation sur un an est comprise entre +5 et +10 %.
5 à 10 % de hausse
De fait, la revalorisation des prix est l'autre levier privilégié par les éditeurs. Ils sont nombreux à revoir leur grille tarifaire : ActuSF annonce 5 % d'augmentation moyenne, soit un euro par titre. Chez Gallimard, la grille globale des prix Folio a été revue. « Par exemple, un livre à 7,60 euros passe à 7,80 euros, c'est une hausse modérée », indique Sophie Kucoyanis, responsable des collections essais chez Folio. Gallimard Jeunesse réévalue également le prix de ses livres en noir et, « à la carte », celui de ses illustrés. « Nous restons prudents car le marché de la jeunesse est très sensible aux prix », confie la présidente de Gallimard Jeunesse, Hedwige Pasquet.
Rue de l'Échiquier, qui ouvre son catalogue au roman à la rentrée, aurait aimé s'en tenir à 20 euros pour cette nouvelle offre, mais « ça ne passait pas avec l'imprimeur », relève le cogérant Thomas Bout, contraint de retenir un prix de vente de 22 euros. Tous les acteurs n'ont pas la même latitude pour agir : les éditeurs universitaires, en particulier, jouent la stabilité pour ne pas faire fuir un lectorat étudiant désargenté. « Le seul moyen de tenir les coûts est de réduire les tirages et de travailler plus finement les réimpressions », tranche Annie Zivkovic, directrice de production chez Ellipses.
Fabrication : en quête d'imprimeurs
Sursollicités, les imprimeurs rencontrent souvent des difficultés à honorer les commandes. Pour réduire les aléas, les éditeurs multiplient les prestataires. Imprimer à tout prix. Pour optimiser leurs chances d'obtenir les qualités de papier dont ils ont besoin, les éditeurs multiplient le nombre de leurs imprimeurs. Amphora a par exemple changé d'imprimeur dès juin 2021. « Nous imprimions beaucoup en Espagne, nous sommes maintenant aussi en Slovénie, en Turquie et en Chine en fonction des caractéristiques de nos ouvrages », explique Renaud Dubois, le directeur général. Chez La Martinière, les services de fabrication ont eux aussi élargi leur panel d'imprimeurs. « Nous travaillons avec cinq ou six imprimeurs supplémentaires en Espagne, Italie, Pologne et Slovénie », confirme le directeur général délégué Séverin Cassan.
S'en tenir à un nombre restreint de partenaires devient l'exception. Bruno Doucey, par exemple, achète depuis des années du « papier en fabrication », stock de papier qui reste disponible chez son imprimeur sans variations de prix. « Grâce aux bonnes relations entretenues avec nos imprimeurs, nous avons pour l'instant pu continuer à procéder ainsi, même si cela devient de plus en plus compliqué, témoigne Bruno Doucey. Il faudra sans doute inventer de nouveaux modes de fonctionnement dans les mois à venir. »
Systèmes de quotas
La diversification des prestataires tient autant à la nécessité d'optimiser les chances de trouver le papier adéquat que de contourner les systèmes de quotas par pays instaurés par les papetiers pour empêcher les grands groupes d'accaparer tous les stocks. « Les imprimeurs nous expliquent qu'ils ne peuvent pas dépasser un certain nombre d'exemplaires pour nous, cela nous oblige à chercher des prestataires dans d'autres pays », confirme Marine Barreyre, chef de fabrication chez AC Media. De quatre imprimeurs réguliers, AC Media est passé à sept au cours des 12 derniers mois.
Certains éditeurs sont déjà habitués de longue date à fonctionner avec un pool d'imprimeurs. « Cette approche s'avère particulièrement pertinente dans la conjoncture actuelle », souligne Hélène Hoch, directrice de la rédaction civil/pénal et ouvrages chez Lefebvre Dalloz. La marque du groupe Lefebvre-Sarrut reste néanmoins en veille et renouvelle régulièrement ses prestataires. Au printemps dernier, elle a par exemple changé d'imprimeur pour limiter le retard de parution de plusieurs de ses codes. Les délais sont en effet au cœur de la relation imprimeur/éditeur. « Le prix est important, mais c'est surtout la disponibilité qui compte», souligne Philippe Berteaux, directeur général d'Estimprim. S'il parvient à honorer la plupart des commandes, l'imprimeur alerte sur la nécessité d'anticiper. « Nous n'avons pas le temps de rentrer du papier pour les demandes urgentes », reconnaît-il. Un casse-tête pour les éditeurs, contraints d'anticiper une réalité commerciale qu'ils ne maîtrisent pas. « Commander le papier d'un tome 3 alors que le tome 1 n'est pas encore paru oblige à faire des paris » , déplore Marine Barreyre.
Illustrés : « L'acheteur n'est plus le roi »
Plus gourmands en carton et papiers spéciaux, les bandes dessinées, livres jeunesse et beaux livres voient leur production plus facilement maintenue au sein des grands groupes d'édition, souvent au prix de concessions sur le choix des matières et la politique tarifaire. Les petits éditeurs n'ont en revanche d'autre choix que de reporter les projets les plus coûteux. Exceptionnellement dynamique en 2021 avec un chiffre d'affaires en croissance de 55,8 % par rapport à 2020 selon le rapport statistique du Syndicat national de l'édition, l'édition bande dessinée est logiquement la plus en tension sur les chaînes d'approvisionnement, suivie par l'également florissant secteur du livre jeunesse (+16 % en valeur). La tension est encore accentuée par la typologie même des ouvrages : parce qu'ils sont davantage consommateurs de cartons et de papiers spéciaux, les livres illustrés sont ceux qui voient le plus leurs prix grimper. Le segment des beaux livres, plus modeste en valeur, est concerné pour les mêmes raisons. « Au second semestre, nous allons encore supporter une hausse de 10 % du prix du papier pour les livres en noir, anticipe Séverin Cassan, directeur général délégué de La Martinière. Mais pour le papier de nos livres illustrés, l'augmentation sera plutôt de 15 à 20 %. »
Une approche prototypale
Les livres illustrés sont aussi plus chers parce qu'ils se prêtent moins à la standardisation des procédés de fabrication. Là où un éditeur de littérature générale rationalise habituellement sa production, l'éditeur jeunesse ou de beaux livres s'inscrit davantage dans une approche prototypale, avec des titres au concept plus singulier, tant dans le format que dans le type de papier utilisé. L'envolée des prix contraint certains acteurs à revoir cette approche : chez La Martinière, qui comprend les marques La Martinière Jeunesse, Le Seuil Jeunesse, Delachaux et Niestlé ou encore Huginn & Muninn, un tiers des ouvrages qui utilisaient un papier spécial (Munken, en particulier) passent désormais en papier standard, tels le beau livre Un demi-siècle dans l'Himalaya de Matthieu Ricard (La Martinière Jeunesse) ou l'album Herbes folles de Marie Dorléans (Seuil Jeunesse).
À ces contraintes de prix s'ajoutent des délais d'approvisionnement plus longs pour les papiers spéciaux. Comme pour l'ensemble de la filière, l'absence de visibilité contrarie la préparation des plannings. « Nous passons des commandes à trois mois sans savoir combien nous paierons à la livraison, constate Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard Jeunesse. Les papetiers nous appellent ensuite pour expliquer que le coût de l'énergie a augmenté et qu'ils doivent relever leurs prix. Nous sommes alors contraints de négocier. Aujourd'hui, l'acheteur n'est plus le roi. » Le constat est similaire pour Séverin Cassan, qui avait déjà commencé à commander à la fin du mois de juin le papier du premier semestre 2023. « S'engager si longtemps à l'avance n'est pas sans conséquence sur notre flexibilité. Il est plus difficile de changer ses plans quand on est lié à un imprimeur pour les six prochains mois », détaille-t-il.
Hausse de prix
Dans ce contexte, les leviers pour contenir l'explosion des coûts dépendent des spécificités de chaque segment de marché : intensité de la concurrence, élasticité des prix, niveau de substituabilité des ouvrages... Les beaux livres de fin d'année, en particulier, se prêtent par exemple mieux à une augmentation tarifaire que d'autres catégories d'ouvrages illustrés : « Il est relativement simple de faire passer un beau livre de 45 à 49 euros. Le consommateur répond présent car il est dans une logique d'achat coup de cœur pour Noël, décrypte Séverin Cassan. En revanche, relever les prix est déjà moins évident pour un livre jeunesse car ce marché est plus concurrentiel, et l'arbitrage peut aussi se faire entre livre et jouet. »
Ainsi en jeunesse, les augmentations sont plus ciblées. Si Auzou intègre par exemple l'inflation dans le calcul du prix de ses nouveautés, l'éditeur a également acté le 1er juillet dernier une première vague d'augmentations sur 85 titres du fonds, répartis dans trois collections. « Cela concerne les grands albums, les livres à toucher et les peluches du Loup, détaille Pierre-Olivier Schneider, directeur commercial du groupe Auzou. En revanche, nous n'avons pas touché aux prix des albums souples du Loup, qui n'ont connu aucune évolution depuis 12 ans. »
Reports de parutions
S'agissant de la bande dessinée, la nouvelle grille de prix publiée par le Syndicat national de l'édition le 1er juillet confirme la tendance haussière. Environ la moitié des éditeurs ont relevé leurs prix. Sur le sous-segment des mangas, traditionnellement vendus à petit prix, des acteurs comme Pika, Panini, Black Box et plus récemment Kana, ont procédé depuis le début de l'année à des hausses prudentes. Éditeur de mangas avec sa marque Ki-oon, le groupe AC Media est l'un des rares, pour le moment, à maintenir ses prix. « Nous avons conservé la même qualité de fabrication (vernis, dorures, jaquette...), au détriment de notre marge », explique Marine Barreyre, chef de fabrication. Le groupe n'a pas davantage prévu de réduire la production. « Nous publions toujours autant de nouveautés. En revanche, nous réimprimons beaucoup plus. »
Du côté des petits éditeurs, le report pur et simple de certaines publications reste la meilleure solution de court terme. « J'ai repoussé à l'année prochaine un beau livre dont je savais qu'il coûterait trop cher dans le papier initialement envisagé, confie Dominique Bordes, fondateur de Monsieur Toussaint Louverture. Nous allons prendre le temps de chercher un autre papier. » Pour les mêmes raisons, Enrick B. Éditions a reporté la parution du conte philosophique Cikatrice : « Nous faisons peu de beaux livres, résume Enrick Barbillon, le fondateur. Pour ce titre, nous avons attendu de pouvoir utiliser une reliure japonaise et du papier parchemin. »
Solutions : du papier, mais quel papier ?
À l'heure du papier rare, changer une qualité pour une autre relève autant du choix que de la contrainte pour les éditeurs. Prendre le papier là où il est. Grands groupes comme petits indépendants, tous les éditeurs peinent à se procurer leur principale matière première. Dès lors, troquer son papier habituel pour une qualité différente, mais disponible, devient courant. « Des ajustements de caractéristiques de papier peuvent être décidés pour être en mesure de substituer un papier en rupture par un autre qui peut être approvisionné », indique-t-on chez Hachette Livre.
30 % à 50 % du prix de fabrication
Si les éditeurs changent de papier pour remplacer une qualité momentanément en rupture, ils le font aussi pour des motifs économiques. Hors coûts prépresse (maquette, photogravure...), le papier représente 30 % à 50 % du prix total de fabrication d'un livre, en fonction de la pagination, du format et du façonnage. « Mais avec un prix du papier qui a explosé en un an, nous dépassons maintenant très souvent les 50 % », précise Séverin Cassan, directeur général délégué du groupe La Martinière. « Ces augmentations sont vraiment inédites dans notre expérience de l'achat du papier. Il est difficile de ce fait d'anticiper les impacts budgétaires sur le long terme », note Hélène Hoch, directrice de la rédaction civil/pénal et ouvrages chez Lefebvre Dalloz. Pour le leader de l'édition juridique, la crise a occasionné « très marginalement » des changements de papier pour certains ouvrages.
Quand ils le peuvent, les éditeurs anticipent sur la production. AC Media s'est constitué un stock tampon suffisant pour 50 000 exemplaires chez chacun de ses prestataires imprimeurs. « Nous le faisons pour être capables de réimprimer en urgence », confie Marine Barreyre, chef de fabrication. La problématique est commune à tous les acteurs. Quand le papier manque, des ordres de passage sont établis. Folio accorde par exemple la priorité aux nouveautés, n'hésitant pas pour cela à « lisser » sur plusieurs mois les réimpressions de titres du fonds. « Nous tolérons plus facilement des ruptures dans les réimpressions de faible tirage, confirme Sophie Kucoyanis, chez Folio essais. L'essentiel est que les livres soient in fine disponibles et correctement imprimés. »
Différences d'épaisseur
Les petits et moyens éditeurs sont plus exposés car ils n'achètent pas eux-mêmes leur papier, tâche dont s'occupent leurs imprimeurs. Il arrive alors que le papier souhaité fasse purement et simplement défaut. Chez Nouveau Monde, le P-DG Yannick Dehée confirme devoir composer avec les possibilités des imprimeurs : « Je ne peux pas toujours avoir le même papier pour les réimpressions. Cela peut générer de légères différences d'épaisseur, mais ce n'est pas un frein quand on a besoin de réassortir en urgence un titre que le public réclame. » Parfois, le changement de papier intervient au beau milieu d'un tirage : l'éditeur d'imaginaire ActuSF a vécu la mésaventure pour l'un de ses titres. « Nous avons eu une certaine qualité de papier pour les 700 premiers exemplaires et une autre pour le reste », confirme Jérôme Vincent, le directeur.
Quand ils le peuvent, les éditeurs jouent la carte de l'économie. Pour certains titres, notamment lors des réimpressions en petits tirages, Bruno Doucey a opté pour du papier « sensiblement moins cher ». « Ces économies nous permettent de maintenir notre niveau d'exigence sur des titres qui nécessitent un papier de grande qualité, tels les beaux livres ou les anthologies », détaille-t-il. Mais changer de papier n'est pas si simple : les quotas mis en place par les papetiers valent non seulement sur les quantités, mais aussi sur les qualités. « Tant qu'un papetier nous impose un quota sur telle catégorie de papier, nous sommes tenus de l'utiliser et nous ne pouvons pas en commander une autre », rappelle Emmanuel Melki, directeur commercial chez Aubin Imprimeur.
Solutions : Des leviers pour réduire les coûts de fabrication
Adieu relié, bonjour broché ? À l'heure de l'explosion des coûts de fabrication, la tentation est grande pour les éditeurs d'opter pour les formules les moins onéreuses. Pour Emmanuel Melki, directeur commercial chez Aubin Imprimeur, l'heure des économies ne devrait plus tarder. « Les éditeurs ont digéré les hausses au premier semestre, ils optimisent au second semestre leurs coûts de production et de distribution, par exemple en réduisant les tirages et en annulant certains réassorts. Les économies sur la fabrication sont l'étape suivante. » Certains éditeurs ont déjà fait leurs calculs : chez La Martinière, le directeur général délégué Séverin Cassan estime « à 20 à 30 % du coût de production hors papier » l'économie réalisée grâce au passage d'un format relié à un format broché avec rabats. De la même manière, supprimer la jaquette des couvertures permet de gagner environ 35 centimes par exemplaire, note-t-il.
Plus classiquement, les ouvrages à forte pagination sont parfois contraints au régime minceur. Pour tenir les coûts, Nouveau Monde a par exemple réduit de 80 pages le beau-livre 1 000 albums rock des années 1950 à nos jours, initialement conçu pour tenir en 800 pages. « Nous avons joué sur la taille des illustrations et densifié la maquette, mais sans toucher au texte, explique Yannick Dehée, le directeur général. Mais même à 720 pages, les devis de fabrication sont douloureux. » Pour s'assurer de bonnes mises en place lors la parution à l'automne prochain, Nouveau Monde ne souhaitait pas dépasser les 40 euros de prix de vente. « Au-delà d'un certain montant, la diffusion nous alerte sur le potentiel de mises en place », poursuit Yannick Dehée. L'équation est d'autant plus compliquée que la présentation du livre aux libraires a commencé alors que l'éditeur n'avait pas encore commandé le papier. Il ignorait donc le coût de revient final.