En 1900 meurent à Paris deux écrivains étrangers, génies de leur langue respective et de la République mondiale des lettres, Oscar Wilde et Eça de Queiroz. Le dandy irlandais représentant d’un esthétisme fin de siècle, chez qui l’éclat de la prose le dispute au mordant du wit, le "Flaubert portugais" non moins spirituel et champion de la veine réaliste du XIXe siècle. Mais le siècle nouveau n’a pas en vérité vraiment commencé et le précédent n’a pas fini de finir. La Ville lumière, avant que les convulsions de la Première Guerre mettent un point final au monde d’hier, est la capitale du luxe et de la luxure Belle Epoque. L’un de ses plus éminents historiographes est sans conteste Jean Lorrain (1855-1906), pseudonyme du fils de famille de Haute-Normandie Paul Duval, monté à Paris pour se faire un nom de plume et une réputation sulfureuse. Ce protégé d’Edmond de Goncourt et ami d’Huysmans erre dans les bas-fonds et fréquente les bordels à garçons avec Proust - Jean Lorrain, c’est à la fois l’esthète de la fange et le chroniqueur littéraire et mondain honni. Maupassant le provoquera en duel.
Ici réunis par Antoine de Baecque, quatre textes : trois ensembles que Lorrain avait lui-même fait paraître en un seul volume en 1895 (Sensations et souvenirs, Souvenirs et Contes d’un buveur d’éther), auxquels s’ajoute une galerie de portraits de femmes parue l’année suivante sous le titre Une femme par jour. Que ce soient des souvenirs d’une enfance en province aussi morne qu’un dimanche ou les visions hallucinatoires sous l’effet de l’alcool, ces textes, malgré le vernis de la fantaisie, sont d’une forte tonalité autofictive. Avec Une femme par jour, on fait le tour en vingt variations de la Parisienne : grisettes ou "grosses dondons aux tétons mous", égéries des salons ou "truqueuses du Bois de Boulogne", c’est son formidable talent de portraitiste que Lorrain déploie ici avec une palette riche de couleurs lascives. On goûte à travers ce recueil comme une touchante profondeur "ratée" (Lorrain se plaignait lui-même d’avoir gaspillé son talent en articles de journaux). Car sous les brocards de la belle écriture, voilà tout le mal-être d’une génération lucide et décadente qui voit bien l’écueil de l’ambition bourgeoise, mais impuissante à inventer, se consolant amèrement de la beauté du style.
Sean J. Rose