Face à la mer. Plus loin que le matelot en vigie dans son nid-de-pie, elle voit ce que les hommes ne sauraient voir. Sculpture ornant l'avant du bateau, la figure de proue est pour Claudio Magris qui lui consacre son nouvel essai « ces yeux de la mer » qui osent la regarder en face et sonder sans peur ses abîmes. « La figure de proue est un écran entre celui qui navigue et le sublime qui l'entoure de toutes parts. Celui qui est en proie au sentiment du sublime, écrit Kant, est immobile et stupéfait et c'est peut-être cette stupeur que révèle la physiognomonie de la figure de proue [...] : l'épouvante, l'enchantement et la dignité inaltérable qui les affronte. »

Né au bord de l'Adriatique à Trieste en 1939, l'écrivain italien a sans doute un goût atavique pour l'élément liquide, ou du moins pour une certaine fluidité qui se traduit dans ses thèmes de prédilection et son style foisonnant de digressions - une circumnavigation littéraire et critique dont les livres sont une relation de voyage réel et intérieur. Le présent essai rappelle dans ses premières pages que « la plus ancienne figure de proue célébrée par le mythe est celle de la nef Argo partie à la recherche de la Toison d'or, un bélier sculpté dans le bois de chêne sacré et parlant de Dodone (d'autres disent une Minerve) qui fait entendre sa voix durant le voyage des Argonautes ». Mais Figures de proue ne retrace pas une simple histoire de ce personnage ou animal de bois placé sous le beaupré. L'ouvrage est illustré par toutes ces incarnations du regard exposées dans les divers musées maritimes du monde (Greenwich, La Spezia, Long Island, Barcelone...) qui ont attiré l'attention et fait réfléchir ou rêver l'auteur de Danube (Gallimard, 1988). Les considérant comme des individus à part entière, il nous fait tourner les pages au fil d'une manière d'enquête poétique sur ce qu'elles sont, d'où elles viennent... Parfois on les a retrouvées parmi les épaves d'un bateau, elles en sont les orphelines traces, d'autres fois elles ont été volées comme une belle mortelle qu'un dieu brûlant de désir eût enlevée... Ou simplement collectionnées, comme par le poète chilien Pablo Neruda... Même divines, elles sont familières car protectrices. Le plus souvent, elles revêtent les traits d'humains célèbres : Abraham Lincoln, l'infirmière anglaise de la guerre de Crimée Florence Nightingale, Cléopâtre, l'abolitionniste William Wilberforce avec « ses favoris sur une mâchoire carrée et une main dans la poche de son habit noir à jabot ». Ces sculptures sont de bois, ce matériau « religieux parce qu'il est vivant ou l'a été ». Elles ne sont pas œuvres faites pour durer : « Les figures de proue ont l'humilité et la sacralité de l'art éphémère, de ce qui meurt vite, de la peinture au savon sur les vitres, et des sculptures en neige, des dessins tracés dans le sable. » Elles nous accompagnent dans notre voyage qui n'a qu'un temps : « La figure de proue est l'épiphanie de cet engloutissement dans le néant, l'image qui émerge pour donner forme à l'abîme. » En termes d'écrivain : l'écriture.