Le monde du travail, son aliénation, est un peu le parent pauvre du champ littéraire français contemporain. Pourtant quelques livres brillent à ce sujet d'un éclat noir et persistant. Il y eut dernièrement À la ligne (La Table Ronde, 2019) du regretté Joseph Ponthus, L'excès-L'usine (P.O.L, 1987) de Leslie Kaplan, et auparavant encore, le plus beau de tous peut-être, constat terrifiant de l'échec d'une génération, L'établi (Minuit, 1978) de Robert Linhart. Sur un identique registre générationnel et chez le même éditeur, on serait volontiers enclin à considérer En salle, le très réussi premier roman de Claire Baglin, comme susceptible de faire date lui aussi, par la grâce d'une écriture admirable de force et de précision mêlées, lourde de colères tues.
C'est donc l'histoire d'une enfant, d'une fille, d'une jeune femme. Une vie, deux récits alternés et douloureux qui ne vont cesser de se répondre, chambres d'échos d'une même violence, d'une humiliation comparable. Il doit y avoir entre ces deux récits une dizaine d'années d'écart, peut-être moins. C'est-à-dire qu'il y a d'abord cette gamine prisonnière de l'exaltation borderline de son jeune frère et des rêves déjà fracassés de ses parents. L'horizon au mieux est celui des fast-foods les dimanches de retour de rares vacances, celui des campings, des voitures aussi fourbues que ceux qui les conduisent, du matériel de seconde main que l'on s'échine à vouloir réparer, des offres publicitaires et promotionnelles précieusement gardées. Pas de misérabilisme chez Claire Baglin pour dire ce père ouvrier, cette mère empêchée, juste un rapport circonstancié teinté d'une tristesse diffuse.
Son héroïne, on va la retrouver à l'heure de ses vingt ans. Il est question de gagner sa vie, sans doute de payer ses études. Elle est embauchée dans un fast-food loin de la joie qu'enfant elle avait à en être parfois cliente. Il n'y a rien dès lors dans son existence que rituels, soumission aux formes les plus extravagantes du taylorisme, répétitions à l'infini, absence à soi et au monde et une infinie fatigue. L'infantilisation, la violence d'un exercice stupidement vertical du pouvoir, l'aliénation partout, pour tous.
Les vrais lecteurs savent que le texte est toujours plus fort que ce qu'il évoque, que le sujet ne vaut que par l'écriture qui en témoigne. Celle de Claire Baglin impressionne par sa frontalité et sa justesse.
En salle
Éditions de Minuit
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 16 € ; 160 p.
ISBN: 9782707347985