Soixante-douzième du nom, le Festival de Cannes, du 14 au 25 mai, marquera aussi l'An I de « Shoot the Book! Rendez-vous », dans le cadre duquel 40 éditeurs et agents vont rencontrer les producteurs présents sur la Croisette. La confrontation est rendue indispensable par l'évolution des relations entre les secteurs du livre et de l'audiovisuel. Cette année, les adaptations de livres sont peu présentes dans les sélections du festival à l'exception notable des versions cinématographiques des Mille talents d'Eurídice Gusmão de Martha Batalha (Denoël), de La fameuse invasion de la Sicile par les ours de Dino Buzzati (Gallimard Jeunesse) et des Hirondelles de Kaboul de Yasmina Khadra (Julliard). Mais si les responsables des droits de l'édition notent une baisse des options pour le cinéma, les cessions pour l'animation, les films de genre ou le documentaire se portent bien. Le marché des droits audiovisuels est aussi en croissance grâce aux options pour les téléfilms et les séries télévisées, qui prennent l'ascendant sur celles accordées au cinéma. Promise à un avenir radieux, la cession de droits audiovisuels bénéficie de la diversification des supports, du grand écran au jeu vidéo, qui multiplie les opportunités offertes aux œuvres de l'édition.
Nouveaux territoires
Grâce aux différents rendez-vous interprofessionnels dans les foires et festivals, le marché des droits audiovisuels se structure de mieux en mieux alors qu'il n'a jamais été aussi complexe. « Les contraintes des deux secteurs sont très différentes », rappelle Reginald de Guillebon, président d'Hildegarde, qui a lancé la production des Hirondelles de Kaboul il y a... dix ans.
A la durée de développement d'un film s'ajoute l'obstacle de son financement, de plus en plus difficile. De nombreux éditeurs recherchent des coproductions internationales ou des producteurs étrangers, ce qui justifie le nouveau Shoot the Book! à Cannes (voir encadré ci-contre). Directrice des cessions de droits de Stock, Maÿlis Vauterin cite le cas de Ce pays qui te ressemble de Tobie Nathan, sélectionné pour la séance de pitchs du matin. C'est un film « impossible à faire en France, déplore-t-elle, mais ça peut aussi bien être un nouveau Slumdog Millionaire ou une série ».
Pour séduire les producteurs internationaux, il faut encore surmonter la barrière de la langue et traduire les ouvrages en anglais. Cet atout se révèle essentiel dans les négociations, en particulier dans une conjoncture où la cession par langues se développe même si, payante pour les ayants droit, elle est plus risquée pour les producteurs alors qu'on assiste à une concentration des spectateurs sur quelques films et sur les séries, dont la consommation augmente fortement.
Le perturbateur Netflix
Symptomatiquement, même s'il ne propose aucun film sur la Croisette, Netflix sera bien présent au Festival de Cannes. La plateforme en plein essor envoie ses acheteurs faire main basse sur les contenus dont elle fait une consommation massive. Pour en acquérir ou en produire, elle dispose, sur la seule année 2019, de 15 milliards de dollars (13,4 milliards d'euros) quand le Centre national du cinéma (CNC) n'a que 656 millions d'euros à distribuer à travers toutes ses aides. L'offensive du groupe américain rend les producteurs fébriles. Un téléfilm ou une série sont bien plus rapides à financer et produire.
En quelques années, Netflix (5 millions d'abonnés en France, 55 % de la consommation de contenus en streaming) a bouleversé le marché. Pour les adaptations, le groupe s'appuie sur l'agence Maria Campbell Literary, chargée d'acquérir les droits audiovisuels de livres du monde entier, et sur des producteurs qui arrivent avec leur option. Mais Netflix évolue. « Il n'y a pas d'autres œuvres aussi créatives qu'un livre », a récemment affirmé le vice-président du département des contenus, Matt Thunell. La prochaine étape est bien d'investir directement dans le secteur du livre, où Netflix a déjà acquis Archie -Comics, et d'adapter des ouvrages non anglo-saxons.
Les représentants des plateformes « sont tous à l'affût, observe Alexandra Buchman, chargée des droits pour Belfond, Presses de la Cité et Plon-Perrin. Ce sont de gros lecteurs, Netflix comme Amazon Studios, et ils sont réactifs. » Et d'ajouter que « même s'il y a des craintes, tout le monde a envie d'être choisi par ces plateformes parce que cela a un formidable impact international ». Alexandra Buchman pointe toutefois le danger des nouvelles pratiques induites par les plateformes qui « n'obéissent pas aux mêmes règles que les chaînes de télévision » : « il n'y a pas d'audience comptabilisée, hormis les chiffres qu'elles déclarent ».
Droit moral
Les contacts directs entre les plateformes et les éditeurs français sont pourtant encore peu nombreux. Beaucoup d'éditeurs restent prudents devant la rémunération au forfait. « Avec les plateformes, la définition de l'œuvre est incertaine », explique Delphine de la Panneterie, responsable de la gestion des droits audiovisuels de Robert Laffont. En l'absence de recettes en salle, et dans le flou des accords signés avec les sociétés de droits d'auteur, « les fondements de la rémunération des auteurs sont remis en cause, estime-t-elle. Chez Netflix, le droit moral n'existe pas. Aussi, on invente tout en continuant à protéger l'auteur et son œuvre. Ce sont des zones de -négociation nouvelles. »
La rencontre en face-à-face avec un producteur reste ainsi irremplaçable pour choisir, au-delà de l'offre financière ou de l'opportunité d'une grosse production, le bon projet pour une adaptation. Au-delà des paillettes, Cannes est le lieu de rendez-vous idéal avec 12 000 professionnels. Du plus-petit producteur à Netflix.V. T.
Constance Penchenat, TS Productions : écrire
TS Productions adapte actuellement Dissimulations de Jean-Luc Barré (Fayard, 2016), chronique psychologique de l'affaire Cahuzac. Pour l'attachée de production, Constance Penchenat, le principal défi de la transposition à l'écran réside dans le travail d'écriture : « L'écriture littéraire est différente de l'écriture cinématographique. Il faut restituer une dramaturgie, donc recruter d'excellents scénaristes. Soit pour s'écarter du récit initial, s'en emparer et en faire un récit cinématographique, soit pour rester assez fidèle. Il faut trouver le ton, réussir à incarner des personnages par une voie différente de la voie littéraire. Cela permet au réalisateur et au scénariste de se trouver une place et de colorer l'œuvre, de lui donner une pâte plus personnelle. Les éditeurs sont conscients de la façon dont la cinématographie peut créer de la valeur ajoutée. De temps en temps cependant, il existe une dramaturgie intrinsèque au récit qui facilite naturellement l'adaptation. » N.T.
Jessica Barasz, Elemiah : accélérer
Pour un producteur, quels sont les avantages d'une adaptation ? Selon Jessica Barasz, chargée de développement chez Elemiah, qui a notamment adapté Les visages écrasés de Marin Ledun (Points, 2011) pour Arte, l'achat des droits d'un livre constitue avant tout un accélérateur : « La production et la réalisation d'un film sont très longs. Acheter un récit qui dispose de bases solides, avec des personnages dotés d'une certaine épaisseur et une trame bien ficelée, permet de réduire le temps de développement. Bien sûr, il faut opérer un tri dans les ouvrages, en faisant attention d'éviter les livres trop introspectifs, parce qu'on ne peut pas tout raconter en voix off. Il faut aussi qu'il y ait un minimum d'action. Mais tous les styles d'écriture peuvent déboucher sur une bonne adaptation. C'est à nos réalisateurs de se nourrir dans l'imaginaire de l'auteur et d'y apporter leur touche personnelle pour garantir un résultat original. » N.T.
Bertrand Faivre, The Bureau : collaborer
Présent à Paris et à Londres avec sa société The Bureau, Bertrand Faivre a produit le drame Lady Grey, adapté de deux romans d'Hubert Mingarelli. D'après lui, les deux pays n'approchent pas de la même façon le processus d'adaptation : « Dans le monde anglo-saxon, on est moins contraint d'avoir choisi un réalisateur avant l'achat des droits. Alors qu'en France les éditeurs peuvent rechigner à les céder s'ils ne savent pas qui va réaliser. Il faut que le prétendant soit de qualité. Sur certaines offres, on doit arriver en couple réalisateur-producteur. Parfois même, il faut que l'acteur principal soit dans la boucle. On peut alors se demander ce qui est choisi : l'impact médiatique, la puissance économique, la taille du budget, la qualité intrinsèque de la proposition ? Les règles du casting sont particulières, éminemment subjectives. Mais c'est une manière pour les éditeurs et leurs écrivains de pousser leur vision du potentiel de l'adaptation. » N.T.
David Pierret, SailorFilms : proposer
Compagnon de route de la réalisatrice Marie Monge, le producteur David Pierret planche sur l'adaptation de La vraie vie d'Adeline Dieudonné, prix Renaudot des Lycéens 2018. La structure qui héberge ce projet de premier plan, SailorFilms, a moins d'un an d'exixtence . « L'Iconoclaste a vraiment pris en considération le fait que SailorFilms est une jeune société, indique le producteur. Comme je ne développe pas beaucoup de projets en même temps, ils ont anticipé que j'allais commencer à travailler tout de suite. Surtout, j'arrivais avec une réalisatrice et une proposition artistique forte. Ils nous ont suivi parce qu'il y avait une cohésion entre mon projet, celui de proposer un cinéma d'auteur ambitieux, et leur vision. De fait, avant l'accord, une partie du travail était déjà engagée, contrairement à d'autres personnes qui auraient pu faire une proposition et qui allaient utiliser ce temps d'option pour définir ce qu'ils avaient envie de faire, et avec qui. » N.T.
Marché du film : Shoot the Book! new look
Le 21 mai, le 6e Shoot the Book! change de format et s'étend désormais sur toute une journée. La Scelf, l'Institut français, le Bief, la Sofia, La Copie privée, le CFC et Film Paris Région lancent « Shoot the Book! Rendez-vous », avec l'appui du Marché du Film. Près de 120 professionnels sont déjà inscrits à la séance de pitchs du matin, et environ 50 producteurs l'après-midi, pour rencontrer les 40 éditeurs et agents de 11 pays qui débarquent à Cannes. « L'enjeu est évidemment qu'il y ait le plus possible de producteurs internationaux », explique Nathalie Piaskowski, la directrice générale de la Scelf. Nicolas Roche, directeur général du Bief, rappelle que « l'audiovisuel est un axe de développement indispensable pour l'édition. L'événement permet à beaucoup d'éditeurs de se mettre en lien avec des producteurs mais aussi de se structurer. » « Les deux secteurs restent hermétiques, il y a une méconnaissance des uns et des autres », confirme le producteur Reginald de Guillebon. Responsable des droits de La Découverte, Delphine Ribouchon s'étonne que « certains producteurs semblent encore ignorer la notion de copyright relative aux droits d'adaptation audiovisuelle d'un ouvrage ».
Shoot the book! permet aussi de « créer des réflexes d'adaptation systématiques, sans frontières et sans barrières de la langue », souligne Nathalie Piaskowski. Pour Maÿlis Vauterin (Stock), parce que le financement des films est de plus en plus compliqué, « nous avons besoin de ce genre de rencontres pour trouver des partenaires étrangers ».
« Nous mettons en place des rendez-vous réguliers pour que les éditeurs français apprennent à connaître leurs interlocuteurs internationaux », ajoute le directeur général du Bief. Delphine de la Panneterie (Robert Laffont-Julliard) ne s'attend pas « à signer un contrat dans la journée. L'important, dit-elle, c'est de nouer un lien puis de les retrouver à Shoot the Book! Los Angeles, en novembre. »
D'après Nicolas Roche, « l'évaluation se fera à partir d'une analyse qualitative des éditeurs ». Toutefois, les chargés de droits interrogés considèrent qu'il faut laisser du temps au marché pour s'installer. Selon Maÿlis Vauterin, « il faut accepter que c'est une première fois, et que nous participons à la construction d'un événement ». V. T.
Les hirondelles de Kaboul : « L'édition fait rêver beaucoup de gens du cinéma »
Il aura fallu douze ans pour que Les hirondelles de Kaboul arrive sur les écrans. Le film d'animation coréalisé par Zabou Breitman et Eléa -Gobbé-Mévellec sera présenté le 16 mai à Un certain regard, au Festival de Cannes. Initialement, Mysteo avait pris une option pour l'adaptation en prises de vues réelles du roman de Yasmina Khadra (Julliard, 2002). Il y a dix ans, Les Armateurs reprennent le projet pour en faire un film.
« C'est toujours compliqué d'adapter en 1 h 20 un livre aussi complexe. Il faut trouver le bon point de vue », justifie Marion Millet Delord, codirectrice générale des Armateurs et ancienne agente littéraire chez Susanna Lea. Reginald de Guillebon, président d'Hildegarde, la maison mère, ajoute que « le financement [5,77 M€ selon le CNC] et la réalisation ont aussi pris du temps ».
« Malgré son coût plus élevé, l'animation permet un pas de côté. On peut être plus poétique et atténuer la violence du récit de Yasmina Khadra », explique Marion Millet Delord. L'auteur, « un ayant droit très agréable », souligne-t-elle, viendra sur la Croisette. Responsable des droits audiovisuels de Julliard, Delphine de la Panneterie -accompagnera l'écrivain à Cannes, avant de revenir quelques jours plus tard pour Shoot the Book!.
Elle pense déjà à la sortie du film le 4 septembre. En fonction de l'accueil cannois, la maison déterminera le - tirage de la réédition, fin août, avec une jaquette.
Reginald de Guillebon et Marion Millet Delord passeront aussi au rendez-vous de la Scelf. « Nous sommes en dialogue constant avec les éditeurs, et parfois à l'origine de projets éditoriaux. L'édition fait rêver beaucoup de gens du cinéma », affirme Reginald de Guillebon. Hildegarde est aussi coéditeur (les romans fantastiques Oniria avec Hachette Romans, EVJF avec Denoël) et adapte Les cahiers d'Esther, Martine, Léonard et Bergères guerrières. Il est déjà prévu de décliner le film Lulu et Nelson d'Aurélie Neyret en BD chez Delcourt.
Dans le contexte de fragilité de l'économie du cinéma, et alors que l'animation adulte n'a pas encore trouvé son public, les deux producteurs croient au label « vu en librairie » : « L'animation est très réclamée, notamment par les plateformes. Mais quand un projet a déjà été publié, c'est-à-dire validé par un éditeur, ça rassure les producteurs. » V. T.