Il faisait si bon mardi soir à Harlem! Il pleut à verses en ce jeudi matin. Obama est élu. John Leonard vient de mourir. Et dieu sait si le second espérait la victoire du premier : « Ce sera le plus grand événement de l’histoire des Etats-Unis » me disait-il lundi soir. John était mon ami, il avait récemment été élu par ses pairs le plus grand critique littéraire de son pays devant John Updike. Il m’a appris à lire et à vivre. Des jumelles et Braudel . Nous nous sommes rencontrés il y a 26 ans lors d’un de nos premiers voyages à New York. Nos filles sont venues le saluer dans son petit jardin où il lisait la Méditerranée de Braudel d’un « Hello John ! » qui l’avait touché. Moi, ce sont les sacs postaux de livres qu’il recevait chaque jour qui m’avaient impressionné. J’ai rêvé de sa vie de critique, d’homme de lettres et de mots. J’ai suivi son chemin, ses conseils. Nos routes n’ont pas fini de se croiser à Paris ou à New York, à Prague ou à Udaipur, à St Petersbourg (comme il respirait mal déjà alors !) ou à Monument Valley. Des voyages toujours accompagnés de livres. Il m’a fait rencontrer Toni Morrison un matin dans sa cuisine, je lui ai présenté Colum McCann un après-midi dans son jardin. C’était mon ami et mon grand frère. Au bout de ses idées . John était un intellectuel libéral (en France on dirait « de gauche »). Un vrai. Du genre à refuser de serrer la main à Henry Kissinger après la Guerre du Vietnam ; à faire, semaine après semaine, des chroniques anti-Guerre du Golfe pendant l’offensive en direction de Koweit City sur CBS Sunday Morning (dont son contrat –il avait tenu à ce que cela y figure en toutes lettres- précisait qu’il dirait toujours ce qu’il voudrait), à s’en prendre aux jurés du National Book Award pour racisme quand ils n’avaient pas donné leur prix à Beloved de Toni Morrison lui préférant un mauvais livre. C’était un homme qui disait qu’en lisant cinq livres par semaine pendant 50 ans, il devrait en avoir lu 13.000 avant de mourir (« soit la production d’un mois aux Etats-Unis… ») Un homme qui avait révélé Garcia Marquez aux Américains, défendu Foucault, Cioran, Wiesel, Delillo, Gloria Steinem et les féministes, avait découvert un jeune chanteur de 17 ans à Greenwich Village, un certain Bob Dylan, etc, etc, etc. Il avait « chaussé les lunettes » de Freud, de Marx et de Weber pour mieux comprendre la littérature. Avant de s’abandonner à son seul plaisir pour mieux le faire partager. Jusqu’aux urnes, jusqu’au bout de ses forces . Malgré le cancer qui le rongeait depuis des années, malgré les étouffements qui le saisissaient depuis des semaines, malgré ses jambes qui ne le supportaient plus depuis quelques jours, il a tenu à aller voter mardi. Il aimait l’idée de l’arrivée d’un Noir à la Maison Blanche même s’il ne le trouvait pas très radical. « Nous avons tout essayé jusqu’à l’imbécillité avec Bush, raillait-il à Bush, et si nous essayons l’intelligence. » Pour lui Barack Obama était d’abord « a smart guy », un type cultivé, intelligent. Nous avons accompagné John avec une chaise pour lui permettre de s’asseoir autant que nécessaire. Il a rempli son bulletin et l’a glissé dans le carton en forme d’urne. Puis il est rentré, épuisé, chez lui, à trois blocks du bureau de vote. Le soir nous nous sommes serrés devant l’écran de la télévision. Il ne parlait plus, changeant simplement de chaine avec la télécommande, éteignant le son pendant les publicités, toussant de plus en plus. Et puis à 22h, il est parti se coucher sans attendre d’être sûr qu’Obama était bien élu. Là, nous avons su que c’était la fin. *** PS : Toutes mes pensées vont à Sue, Amy, Andrew et Jennifer. PPS : Et si un éditeur français publiait un des livres de John Leonard en France ?