C’était l’époque des catholiques engagés dans la cité. Etienne Gilson (1884-1978) avait foi en la République, à condition de ne pas oublier l’Eglise. Avec Jacques Maritain, il faisait partie, dans les années 1920, de ceux que l’on nommait les "néothomistes", des penseurs qui se référaient à l’œuvre de saint Thomas d’Aquin.
En puisant dans une masse documentaire considérable, Florian Michel revient sur cette personnalité oubliée de la vie intellectuelle française. On lui doit pourtant d’avoir sorti des ténèbres la philosophie médiévale, un continent extrêmement riche et jusqu’alors ignoré, avec des noms comme saint Bonaventure, Abélard, ou Jean Duns Scot.
Comparé à d’autres intellectuels catholiques comme Emmanuel Mounier, Jacques Maritain, Paul Claudel ou François Mauriac, ce Bourguignon, qui connaissait tous les crus et les fromages qui vont avec, aura une carrière universitaire traditionnelle, de la Sorbonne (1921) au Collège de France (1932). La seule différence est qu’il enseignera à Toronto, au Canada, où il crée un Institut d’études médiévales en 1929, d’où sa renommée internationale.
Florian Michel (université Paris-1 Panthéon-Sorbonne) raconte tout cela et surtout la vie intellectuelle d’une époque où les débats étaient rudes. Il revient notamment sur la polémique de 1951, dite "l’affaire Gilson", où le philosophe proche d’Hubert Beuve-Méry s’oppose à Raymond Aron, lors de la signature des accords de l’Otan, en adoptant une approche neutraliste et le non-alignement de l’Europe. L’académicien français, proche du MRP de Georges Bidault, est contraint à la retraite en France et se replie sur ses terres universitaires américaines. Il n’en continue pas moins de dire ce qu’il pense, de manière totalement indépendante, sur les évolutions du monde et la place de la spiritualité, notamment au moment du concile de Vatican II.
Florian Michel a réussi un portrait dynamique de ce penseur chrétien hors normes qui continuait à espérer dans son temps en cultivant l’amitié et la curiosité. Etienne Gilson a aussi un lien très fort avec l’édition. Après sa nomination à la Sorbonne, il rencontre Joseph Vrin dans sa librairie et regrette que sa thèse sur Descartes demandée par les étudiants soit introuvable. C’est ainsi que le libraire devint l’éditeur des grands philosophes. Tous les ouvrages de Gilson seront publiés chez Vrin. Tout comme cette biographie intellectuelle et politique. C’est ce qui s’appelle avoir le sens de la fidélité. L. L.