Avant-critique Roman

Carlos Bardem, "Badaq" (Le Cherche Midi)

Carlos Bardem - Photo © Joan Crisol

Carlos Bardem, "Badaq" (Le Cherche Midi)

Dans un roman d'aventures historiques engagé, l'acteur et écrivain Carlos Bardem revisite le temps des conquistadors et pointe la responsabilité non assumée de l'Espagne.

Parution 5 juin

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Par Julie Malaure
Créé le 04.06.2025 à 09h00

Rhino féroce. C'est une femelle « badaq », ainsi que l'on nomme les petits rhinocéros de Java qui pullulent à cette époque, à la fin du xvie siècle, sur cette île du bout du monde dans l'archipel indonésien. Elle va bientôt être capturée alors qu'elle vaquait à de saines occupations, « manger de l'herbe, uriner, éparpiller ses crottes avec enthousiasme du bout de l'orteil » avant de partir en quête d'un mâle pour être fécondée, sa grande mission. Cette badaq, qui bien sûr ne parle ni ne pense bien qu'elle soit la plus singulière voix du livre, observe une scène étrange. Une coque de noix transportant des « singes sans poils », en cuirasse, accoste sur son île. Tandis que les autres singes sans poils qu'elle connaît, en pagne, le chef sur le dos des autres, les accueillent. Changement dans le récit. Nous sommes maintenant les Espagnols, conquistadors malodorants, couverts de vermine, brisés par les mois de mer, les convictions en cale sèche, mercenaires au nom du roi, au nom de Dieu. Dieu ? Ils en ont plein, des dieux, sur cette île où l'on est animiste, volontiers mahométan lorsque cela facilite les affaires... La narration bascule de nouveau et nous voilà du côté du peuple indigène, volontairement, anachroniquement moderne. Dans ce livre pétri de paroles et de pensées antagonistes, où chacun, animal, autochtones ou conquistadors, observe le camp adverse en s'interrogeant sur ses œillères, son obscurantisme et sa bêtise, c'est notre époque qui parle. Et juge. On est toujours le sauvage de quelqu'un.

Frère de Javier Bardem, Carlos Bardem, 62 ans, est lui-même acteur, tournant en Espagne, en Amérique latine, aux États-Unis, et interprétant souvent des rôles de méchants. Il a publié son premier roman, Muertes ejemplares (non traduit), en 1999, et a été encensé par la presse espagnole pour Mongo Blanco (non traduit), paru en 2019. Badaq, son premier livre traduit en français, est drôle, émouvant, intelligent. Il s'apparente à une fable morale, qui serait, chez nous, à la croisée de Rousseau et Montesquieu − le féminisme en plus. Son message sur la culpabilité historique fait mouche. Car autant la femelle rhinocéros est pacifiste, autant le Bardem est féroce. Scindée en trois temps − l'île, la traversée, Madrid où la badaq devient trophée −, l'épopée de cette « bête horrible et extraordinaire à la fois » est un naufrage. Bardem, par le jeu de la naïveté de chacun, met en lumière l'absurdité de la cruauté humaine, l'instinct de conquête lancé à vide.

Le texte aura peut-être moins de résonance pour les lecteurs français que pour leurs homologues espagnols, notre histoire ayant évité le sang de la Conquista. Mais seule une authentique mauvaise foi empêchera d'y voir les échos de notre passé colonial. Car c'est un livre politique que signe l'auteur. Rien d'étonnant dans cette famille d'intellectuels engagés que sont les Bardem. C'est d'ailleurs aux enfants du couple Javier Bardem-Penélope Cruz que Carlos dédie ce livre. Avec « tout son amour » et en s'excusant de la planète que nous leur laissons. Confiant, l'oncle assure qu'il sait « qu'ils feront mieux ».

Carlos Bardem
Badaq
Le Cherche Midi
Traduit de l’espagnol par Hélène Serrano
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 368 p.
ISBN: 9782749180441

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