Ne dit-on pas de l'amour qu'il est aveugle ? À l'instar de l'angelot qui le symbolise dans le Printemps de Botticelli, il décoche la flèche de la passion, les yeux bandés. On aime pour les mauvaises raisons. Du moins, des raisons qui ne tiennent pas de la raison : l'entente qui mène à l'union a plus souvent trait à l'attraction des corps qu'à la concordance des âmes. On parle d'« âme sœur », mais la gémellité vient après. Si ça se trouve, l'impression de se comprendre est un leurre du désir. L'expression serait d'ailleurs plus appropriée pour dépeindre l'amitié, qui, au royaume des affects, est ce prince sage aimant sans jalousie, vivant en bonne intelligence avec ses pairs, ayant à cœur de conduire les affaires avec bienveillance et harmonie. Mais l'amitié peut être forte aussi. C'est l'amour sans les problèmes du sexe.
Le narrateur d'Open Water de Caleb Azumah Nelson rencontre dans un pub du sud-est de Londres « une danseuse très talentueuse » - son alter ego, mais il ne le sait pas encore. C'est bref et maladroit. Fête d'anniversaire. Tout le monde est éméché. Elle est attirante et il demande à un copain de la lui présenter. « Vous êtes tous les deux artistes », dit le copain qui s'avère le petit ami de la sémillante jeune femme. Les points communs que le narrateur et la belle inconnue se découvrent au-delà de ce premier échange approfondissent le lien au point qu'ils formeront bientôt une bulle complice où flotte une perpétuelle bonne humeur. Anglais à la peau noire, ils avaient tous deux décroché une bourse pour des écoles privées fréquentées par une majorité blanche privilégiée et snob. Chacun a emprunté un chemin de traverse artistique. Le narrateur qui se tutoie au fil des pages, comme s'il se parlait, est photographe - tout comme le primo-romancier britannique d'origine ghanéenne. La danseuse voudrait qu'il prenne des photos de leur milieu afin de « documenter la vie des gens, la vie des personnes noires » au Royaume-Uni, car comme elle l'explique : « C'est important d'avoir des archives. » Ainsi débute leur collaboration. Et leur amitié trouble.
Le « tu » constant qu'emploie le narrateur confère au récit une intimité et une urgence, on revit avec lui le moment au plus près mais avec cette appréhension de l'inéluctable propre au soliloque qui repasse le cours des événements, ou qui annonce le drame à venir. C'est la voix du coryphée dans le chœur tragique. Si le désir bande les yeux des amants, le vertige dans lequel ils tombent est ce piège que la solitude leur tend. Elle vient de quitter son copain, lui est seul depuis un bout de temps. Il est orphelin de sa grand-mère qui l'avait en quelque sorte élevé. Les obsèques de l'aïeule se déroulent au Ghana. Le deuil demeure malgré l'effervescence de ce Londres noir dont il témoigne. L'autre peut-il combler le manque ? Les affinités sont traîtresses. L'effet miroir peut se révéler le mortifère reflet où se noie Narcisse. Caleb Azumah Nelson signe une très belle histoire d'amour dont on sait comment elles finissent, en général.
Open Water Traduit de l'anglais par Carine Chichereau
Denoël
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 19 € ; 208 p.
ISBN: 9782207163832