La vie, c’est mortel. Chacun est d’accord, mais tout dépend de la manière de le dire, de la ponctuation. Frédéric Schiffter a choisi depuis longtemps déjà les points de suspension. Depuis la mort précoce de son père, depuis ces lectures de « chat de librairie » plutôt que de rat de bibliothèque, depuis qu’il aime et enseigne la philosophie du côté de Biarritz comme un art d’échouer brillamment.
On retrouve dans ses exercices d’admiration la justesse du trait. Le bon portraitiste, c’est d’abord celui qui se représente le mieux, en creux, par effet miroir, comme un clin d’œil. Philosophe et surfeur, professeur de tristesse et amateur de flemme, Frédéric Schiffter nous présente les auteurs avec lesquels il a tissé des plaisirs intellectuels, cafardeux et durables : Socrate, L’Ecclésiaste, La Rochefoucauld, Mme Du Deffand, Héraut de Séchelles, Cioran, Albert Caraco, Nicolás Gómez Dávila, Henri Roorda ou Roland Jaccard, le seul vivant de ces tristes voluptueux, son grand frère en nihilisme.
Dans ce Charme des penseurs tristes, il rapporte l’échange assez vif entre Albert Camus et Cioran chez Gallimard, au moment de la parution du Précis de décomposition en 1949.
« Il est bien votre livre ; mais pour le prochain tâchez de revenir dans le circuit des idées. - Cher Monsieur, allez vous faire foutre avec votre culture d’instituteur ! » Tout est dit. Pour Cioran comme pour Schiffter, la joie n’appartient pas au domaine de la sagesse. D’où cette empathie pour ces métaphysiciens déprimants, ces moralistes abattus, ces raisonneurs maussades, ces joueurs de spleen ou ce monsieur Hulot neurasthénique, Albert Caraco, qui « gardait la chambre comme on dit d’un soldat qu’il garde une position ». Comme Schiffter lui-même qui avoue être souvent « embastillé volontairement » chez lui dans sa bibliothèque morose.
Bien sûr, derrière le désespoir, l’humour n’est jamais loin et ce Grévin de la mélancolie donne de sérieuses envies de lectures, tant Frédéric Schiffter se montre à l’aise avec cette « aristocratie transhistorique de l’ennui ». La liste de ses propres essais suffit à révéler son monde : Pensées d’un philosophe sous Prozac, Traité du cafard, Le bluff éthique,Délectations moroses ou Philosophie sentimentale. « J’ai derrière moi un demi-siècle de tristesse, ce qui représente une honnête carrière de philosophe sentimental. » A la mode des professeurs de vie heureuse et des théoriciens de la consolation, il oppose sa philosophie de la désolation façonnée par le chagrin.
Mais pourquoi ce besoin de tristesse puisque « les penseurs tristes ne nous guérissent pas de l’inconfort d’être nés » ? Parce que c’est en n’étant pas dupe de ce qu’on n’est pas qu’on parvient à devenir soi-même. C’est aussi pour Schiffter une façon de camoufler ses larmes dans ce Biarritz qui demeure pour lui un « orphelinat balnéaire ». Un jour peut-être il écrira un livre sur ce père si terriblement absent. Et ce ne sera pas un triste livre.
Laurent Lemire