Tout commence avec une de ces habituelles déambulations à travers la ville où Seth, traqueur de sons, arpente l’espace public avec son enregistreur portable : "Lieux et gens. Fumeurs, querelles d’amoureux, deals de drogue. Je voulais engranger le monde et le restituer tel que je l’avais trouvé, sans changement ni ajout." L’entomologiste sonore se trouve au niveau de Washington Square, il pénètre dans le fameux parc new-yorkais du quartier Greenwich Village. Un type y joue une partie d’échecs contre qui veut pour de l’argent ; en face du "pilier" du parc, "un Blanc empâté […] dans les cinquante ou soixante ans" du nom de PJ, se tient un grand Noir sec affublé d’une casquette de base-ball. PJ papote avec ses amis, son adversaire, lui, reste concentré. Echec et mat. Le Noir a gagné. Il empoche ses gains et entonne une chanson : "Oh oui vraiment un jour j’achèterai un cimetière…" Un blues dont l’enregistreur ne perd aucune note. Une jolie skateuse détourne l’attention de Seth. Le temps de voir disparaître le "joli cul dans un short de jean, zigzaguant entre les promeneurs de chien", plus personne autour des tables de jeux.
Pour son cinquième roman, Larmes blanches, Hari Kunzru met en scène deux jeunes Blancs mordus de son prédigital, et particulièrement de musique noire des années 1950. Le narrateur, le loser introverti, et son meilleur ami, Carter Wallace, un hipster gosse de riches rencontré en fac de lettres, arrangent dans leur studio les plates voix contemporaines pour leur donner le grain de l’époque des vinyles. Quand Seth rapporte l’enregistrement de l’air du badaud de Washington Square, son camarade s’emballe. Et de transformer la chanson anonyme en "authentique" morceau de blues qu’ils postent sur la Toile en prétendant qu’il est un bijou vintage d’un certain Charlie Shaw. L’affaire prend un tour déconcertant : quelqu’un les contacte et leur dit qu’il a rencontré en 1959 le légendaire bluesman injustement oublié. Tout se passe comme si les mélodies afro-américaines avaient convoqué leurs esprits pour un sabbat de sorciers. Carter est grièvement blessé au cours d’une agression dans le Bronx, Seth est certain qu’il y a un lien entre le morceau de blues et la violente attaque. S’ensuit une enquête, en forme de cavale, du narrateur en compagnie de Leonie, sœur de Carter, pour qui il en pince. Hari Kunzru, né en 1969 en Angleterre d’un père cashmiri et d’une mère anglaise, avait signé un tout premier livre, L’illusionniste (Plon, 2003), qui jouait déjà sur les clichés coloniaux et la labilité des notions d’identité et de racines. Ici l’écrivain métis et vivant à New York réfléchit à l’acculturation ou plutôt à l’appropriation culturelle à travers un roman qui se révèle noir dans tous les sens du terme. Sean J. Rose