Il y a eu la bibliothèque de l'Heure joyeuse en 1924, puis la BPI du Centre Pompidou en 1977, quel sera le nouveau modèle de bibliothèque ? » A cette judicieuse question que pose Claude Poissenot, sociologue, à la tribune du séminaire organisé le 22 octobre à Thionville sur l'architecture des nouvelles bibliothèques, les élus de la ville aimeraient bien répondre : "Le nôtre ! >» En effet, si cette journée s'inscrit dans un cycle de rencontres sur le livre et l'architecture (1), elle trouve tout son sens à Thionville (Moselle) puisque la ville présente ce jour-là pour la première fois un projet de médiathèque inédit, signé par l'architecte strasbourgeois Dominique Coulon, par ailleurs concepteur de la médiathèque d'Anzin, prix Livres Hebdo du plus bel espace intérieur 2010.
Paradoxalement, c'est d'un accident de parcours que va naître la future médiathèque. Initialement, la municipalité voulait construire deux équipements distincts : une médiathèque et un centre d'art et de musiques actuelles. Mais l'addition, présentée par l'agence ABCD qui a été chargée d'élaborer les deux programmes, est bien trop salée. L'aventure aurait pu se terminer là. C'est alors que le directeur d'ABCD, Pierre Franqueville, qui avait senti chez les élus la volonté de répondre de façon innovante à l'attente de leurs concitoyens, revient à la charge, aidé dans sa réflexion par le travail de Mathilde Servet sur « Les bibliothèques troisième lieu" (2).
Comme le café
Cette conservatrice de la BNF a en effet écrit il y a trois ans un mémoire à l'Ens-sib sur ce concept de troisième lieu qui, depuis, s'est répandu comme un feu de paille dans toute la profession. A la tribune du séminaire, elle explique qu'avant d'écrire son mémoire, elle avait repéré sur de nombreux blogs américains l'expression "Third Place Library", un concept du sociologue Ray Oldenburg. Selon celui-ci, il existe trois lieux : le foyer d'abord, le bureau ensuite, et puis ce troisième lieu, neutre, démocratique, stimulant les échanges humains et intellectuels : le café. Du café à la bibliothèque, justement en pleine recherche d'une nouvelle identité, il n'y a qu'un pas. Il est très vite franchi.
C'est donc "avec Mathilde Servet dans sa besace », comme il dit, que Pierre Franqueville revient voir les élus de Thionville et leur propose de regrouper les deux équipements en un seul lieu, et même d'y ajouter l'office de tourisme et, bien sûr, une cafétéria. Il s'agit, explique-t-il, "d'inventer un équipement qui ne soit pas un collage d'activités sans lien, mais une unité organique ou le tout ainsi formé soit plus riche que la somme des parties". Le coût total de l'équipement est estimé à 17 millions d'euros.
Les élus, qui avaient par ailleurs visité d'autres bibliothèques et en étaient revenus convaincus de la nécessité d'inventer un nouveau lieu, donnent le feu vert. "Notre chance, confie Thomas Tomschak, élu de Thionville, délégué à l'innovation culturelle et aux arts actuels, c'est que nous sommes très en retard dans le domaine culturel et que l'actuelle bibliothèque explose dans ses murs. Nous allons faire le grand saut. »
C'est ainsi qu'un ambitieux projet d'équipement culturel fondé sur l'échange, la connaissance et la création, est mis sur pied. L'architecte choisi, Dominique Coulon, conçoit un bâtiment de plain-pied permettant de dégager au maximum l'espace intérieur décloisonné de 3 400 m2. La médiathèque, avec ses 80 000 documents, constituera le coeur de l'offre, mais partagera l'espace avec une salle de diffusion artistique et des studios de création musicale.
Au centre de ce bâtiment tout en courbes et alvéoles qui fait un peu penser au Learning center de Lausanne en plus petit, le public pourra profiter d'un jardin intérieur montant en pente douce jusqu'à un toit végétalisé avec chaises longues et emplacements de lecture en plein air. "Ce que j'ai privilégié avant tout, a déclaré Dominique Coulon à Thionville, c'est la flexibilité dans l'aménagement intérieur. Tout, ou presque, pourra se permuter à l'infini, hormis une demi-douzaine de bulles en briques d'argile de taille différente qui seront dispersées çà et là. Grâce à la rupture thermique et acoustique que procurent les briques d'argile, les publics pourront se réfugier dans ces bulles pour créer de la musique, participer à l'heure des contes ou encore s'installer confortablement pour lire."
Flexibilité maximale
C'était le leitmotiv de ce séminaire, revendiqué avec force par les bibliothécaires et parfois - parfois seulement - respecté par les architectes : la flexibilité. "Nous n'avons jamais été dans une situation aussi inédite, confiaient plusieurs bibliothécaires. A l'heure du numérique, nous sommes confrontés à une baisse de fréquentation et à des nouveaux usages qui exigent que nous changions nos équipements et notre mode de fonctionnement. Ne rien faire serait mortel. Mais les solutions que nous imaginons seront-elles encore pertinentes dans quelques années, quels sont les supports qui demeureront, qui peut le dire ? » D'où au moins la nécessité de construire des bâtiments avec une flexibilité maximale, sous peine de se trouver coincés ou acculés à des dépenses faramineuses. A la tribune, Emmanuel Aziza, directeur adjoint de la BPI, a rappelé que lors des coûteux travaux de modernisation de la BPI en 2000, on avait privilégié l'accumulation de collections, des tables et des places assises. "Dix ans plus tard, il nous faut réaménager les espaces pour diversifier les publics et renouer avec celui du centre. » Et il ne dit pas, mais ce n'est un secret pour personne, que le mobilier fixé au sol et dépendant de câblages enfouis dans la dalle lors de ces travaux rend tout changement difficile et très onéreux.
Ainsi a-t-on pu mesurer tout au long de cette journée à quel point les choix des architectes pesaient sur le devenir des bibliothèques et le travail de leurs personnels. Beaucoup ont exprimé le regret qu'une fois encore bibliothécaires et architectes ne dialoguent pas davantage. Bertrand Mertz, le maire de Thionville, semblait en tout cas heureux de cette sorte de consultation de haut niveau : "A travers les débats de cette journée, j'ai compris qu'il valait mieux éviter le geste architectural et impressionnant, a-t-il conclu. Je veillerai à ce que notre projet de troisième lieu s'inscrive dans le tissu social et urbain de notre ville et réponde le mieux possible à l'attente des habitants. »
(1) Ce séminaire, organisé par le Centre médial de l'université Nancy-2 en partenariat avec la Drac, s'inscrivait dans le programme biennal "Impressions d'architecture", dédié depuis 1994 au livre d'architecture et à l'architecture du livre, qui s'est tenu du 7 au 21 octobre dans une quinzaine de librairies et à la Cité radieuse construite par Le Corbusier à Briey (Meurthe-et-Moselle).
(2) www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-21206