En marge du festival Lyon BD, le pôle dédié du Syndicat national de l’édition (SNE) organisait vendredi 13 juin ses 11ᵉ rencontres « BD en région », au cœur du Musée des beaux-arts de Lyon. Lors de quatre tables rondes, éditeurs, auteurs et prescripteurs du 9e art ont pu échanger autour de la thématique « Quand la BD raconte le monde ».
« Considérée comme l’un des genres littéraires favoris des Français, avec 89 millions d’exemplaires de vendus en 2024, la BD offre un large spectre de procédés narratifs et d’univers graphiques qui lui confèrent désormais une place de choix dans les champs de la littérature et de la pensée », a lancé Stéphane Aznar, directeur général des éditions Dargaud et membre du pôle BD du SNE.
Un genre légitimé
Longtemps considérée comme un art mineur, la bande dessinée s’est imposée comme un véritable médium artistique et intellectuel. Plébiscitée par le grand public – elle maintient en 2024 sa deuxième place dans les ventes malgré un léger repli – la BD est désormais reconnue pour sa créativité foisonnante. Tant et si bien qu’« aujourd’hui, tout se lit en BD et tout le monde lit de la BD », a conclu le patron de Dargaud.
En pleine expansion ces dernières années, la BD documentaire – genre à la croisée du journalisme, de l’essai et de la narration graphique - illustre parfaitement ce renouvellement du 9e art. Initiée par des figures telles que Joe Sacco, la tendance s’est popularisée à grande échelle avec des titres comme Le Monde sans fin de Jean-Marc Jancovici.
« La BD peut être une tentative de captation d’un public sur un sujet niche »
« En mêlant texte et image, la BD s’impose comme un formidable outil pour que les gens impriment certaines informations », a assuré Cédric Illand, éditeur Chez Glénat. C’est avec cette ambition que le professionnel a supervisé la publication d’Horizons climatiques, traduction de la novlangue aiguisée de neuf scientifiques du GIEC par Iris-Amata Dion et Xavier Henrion. « Le but de la BD était de mettre ces scientifiques en valeur, de traduire leur message en valeur émotionnelle », a poursuivi Cédric Illand.
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« Grâce à la beauté du dessin, l’émotion qu’elle véhicule, la BD peut être une tentative de captation d’un public sur un sujet niche », a abondé Marie-Agnès Leroux. Membre du collectif The Ink Link, mais surtout éditrice chez Futuropolis, celle-ci a notamment accompagné l’adaptation de l’essai La révolution des algues de Vincent Doumeizel, transposé par Étienne Lécroart. Mais aussi Méditerranée d’Aurel, récit qui s’affranchit du binôme auteur-expert standardisé, pour proposer un discours informé, mais plus intime, transcrivant le lien qui unit l’auteur avec cette mer « dans laquelle on se baigne ou on se noie ».
BD d’hier et BD d’aujourd’hui
Quelque part entre ces deux approches, il y a Sandrine Deloffre : illustratrice reconnue pour sa maîtrise de l’humour, y compris lorsqu’elle aborde des sujets plus graves tels que le harcèlement (La Jungle, Mâtin !, 2024) ou la maltraitance animale (La révolte sans précédent, Dargaud, 2024), auprès des enfants. S’appuyant sur des enquêtes, des témoignages ou des recherches approfondies, la BD documentaire démontre ainsi la capacité du 9e art à traiter les grands enjeux contemporains et à représenter le réel, de façon accessible.
Ce phénomène témoigne d’un changement profond : la BD franco-belge traditionnelle de 48 pages laisse peu à peu place à des formats et contenus renouvelés. « Je dirais que la BD a commencé à se diversifier, dans ses formes et sujets, vers les années 1990 », a déclaré Salomé Lahoche, lors d’une table ronde interrogeant la rupture entre la BD d’hier et d’aujourd’hui. Âgée de 27 ans, l’autrice d’Ernestine (Même pas mal, 2024) et du très récent Ancolie (Glénat, 2025) s’est notamment fait connaître en publiant des comics strips publiés sur Intagram.
« Les sujets sociétaux se sont accélérés »
« Plus que la bande dessinée elle-même, je crois que c’est son lectorat qui a profondément changé », a quant à lui défendu Frédéric Lavabre, directeur des éditions Sarbacane, constatant, avec l’essor du roman graphique, un élargissement du public, ainsi qu’une évolution notable des projets éditoriaux, de plus en plus engagés. « Les sujets sociétaux se sont accélérés. Je reçois, par exemple, beaucoup plus de textes d’hommes abordant l’homosexualité ou l’identité de genre. Des sujets qui étaient totalement tabous il y a vingt ans », a complété celui dont le catalogue, au premier semestre, est également composé de plus de 70% de jeunes autrices.

Autres exemples de cette nouvelle façon de « faire de la BD » : au fil de ses voyages au Bénin, en Corée, en Syrie ou au Liban, Fabien Toulmé a exploré les réalités sociologiques de pays marqués par les conflits ou la précarité. Des expériences qu’il a traduites dans des bandes dessinées reportages telles que L’Odyssée d’Hakim (Delcourt, 2018) ou Les Reflets du monde (Delcourt, 2022 et 2024). Pour d’autres auteurs, tels que Kamal Hakim, le 9e art s’est imposé comme un moyen d’expression, parfois même un acte de résistance, en réponse aux violences et aux contradictions du gouvernement libanais.
Un marché trop foisonnant ?
Mais en dépit de cette diversification, l’ensemble des intervenants s’accordent à dire qu’il n’existe pas de rupture nette entre la BD d’hier et celle d’aujourd’hui, mais plutôt une continuité. Les formats classiques restent d’ailleurs bien présents, selon Louis-Antoine Dujardin, éditeur chez Delcourt, où les meilleures ventes sont encore dominées par des titres tels que Les Légendaires, La Horde du contrevent ou Les Guerres d’Aran.
« C’est surtout le marché qui a beaucoup changé », a observé Frédéric Lavabre, évoquant la démultiplication des écoles d’art et de BD, et la nette augmentation des contenus produits. « Aujourd’hui, plus de 7 000 nouvelles bandes dessinées sont publiées chaque année », a recensé l’éditeur du Cas David Zimmermann et de Krimi. Parmi les conséquences de cette surproduction, l’émergence de la BD young adult, segment à la croisée de la BD adulte et jeunesse.
« La BD young adult a été créée pour combler un vide éditorial »
« Le terme de "BD young adult" a été créé pour désigner et combler un vide éditorial et récupérer un lectorat que nous avons tendance à perdre autour de 10 ans », a fait savoir Ryun Reuchamps, éditrice chez Dargaud. La maison a d’ailleurs créé en mai 2025 la collection young adult « Combo » qui accueille des séries telles que Eclepsis d’Aloïs ou le manga français Yon de Camille Broutin.
Mais qu’est-ce qui caractérise ce nouveau segment éditorial ? « Le young adult concerne un public en réalité très hétérogène en âge, en niveau de lecture ou même en intérêt. Il fait vivre tous les genres, du polar à l’aventure en passant par la romance », a fait savoir Justin Rabatel, citant des titres aussi divers que Lou, La Brigade du cauchemar ou Les enfants de la résistance.
Employé à la bibliothèque du VIe arrondissement de Lyon, ce dernier anime le club « Fun en bulles », un club d’ados impliqués dans l’achat des BD qui rejoignent les rayons de l’établissement ; une manière de préserver l’habitude de lecture chez les jeunes.
Des frontières abolies
« Ce segment résonne également avec les préoccupations des ados, en mettant en scène des personnages qui leur ressemblent et traversent des enjeux liés à l’identité, l’amour ou l’amitié », a complété Ryun Reuchamps, se tournant vers Elléa Bird, autrice de Vierges, La folle histoire de la virginité (Le Lombard) avec Élise Thiébaut, ouvrage traitant de sexualité, de puberté et de premières fois.
« Lors des séances de dédicace, mon livre est acheté non seulement par de jeunes lectrices, mais aussi par des adultes qui l’offrent à des ados de leur entourage, ainsi que par des femmes de 30 à 50 ans, souvent touchées de voir enfin abordés des sujets qu’elles auraient aimé trouver dans leurs lectures de jeunesse », a ajouté Elléa Bird.
Un illustre exemple de ce que la bande dessinée contemporaine sait désormais faire : éclairer des enjeux de société et sonder l’intime, tout en bousculant les codes narratifs et visuels pour inventer de nouvelles formes.